Édition de Frédéric Gagneux, Classiques Garnier, Paris, 2022.

André Suarès, poète et penseur, salué comme Le Condottière de la beauté par Léon Thoorens, était fou de Wagner comme on pouvait l’être, jeune, aux années du XIXe siècle finissant. Exalté, excessif, fasciné par l’œuvre – dont il écrit « Sa musique est la grande Circé » – et plus encore par l’homme, le Suarès de 20 ans voulait devenir « Wagner plus que lui-même » ! Si cela ne fut point, cela lui permit de cristalliser la somme de ses émois en 1899 dans ce premier des portraits de grands musiciens (suivraient Bach, Beethoven, Debussy surtout) parmi tant de biographies et autres essais sur les grands de la littérature et … Napoléon !  Bref, un phénomène, qui voyait en Parsifal « la cathédrale de Chartres en musique », en Tristan « une volupté de l’âme qui consume le corps, une félicité qui ébranle tout l’être et va jusqu’à la syncope » (selon des extraits de textes plus tardifs publiés ici en compléments, comme celui sur le Richard Wagner, poète et penseur de Lichtenberger et quelques critiques de concerts des années 1889 à 1935, un ensemble que Frédéric Gagneux republie et annote en grand spécialiste de l’écrivain. 

La question que pose aujourd’hui ce texte fondateur est : écrire sur Wagner, pour dire quoi ? Ou plutôt quoi de plus que les grands biographes contemporains étrangers (Glasenapp, Chamberlain, Newmann…) et les quelques biographes français d’alors qui marquent l’époque par leur engagement. Pour Suarès, avec sa personnalité enflammée, écrire sur son idole, c’est surtout exposer son enthousiasme personnel, celui d’un zélote racontant moins Wagner que décrivant ce que Wagner lui a apporté, ce en quoi il l’a marqué, inspiré, provoqué. Fréderic Gagneux reconnaît lui-même dans sa longue et remarquable préface que cela sert surtout à mieux connaître Suarès lui-même, ses goûts, ses excès. Son écriture aussi, généreuse, souvent prenante, et quasiment souffrante dans sa prétention à une supériorité de connaisseur absolu de l’œuvre écrite, mais  qui n’eut guère accès qu’aux concerts et représentations français. Car, comme le laissent entendre les notes, très précieuses, Suarès n’eut jamais accès au saint des saints bayreuthien, ses moyens l’empêchant, sinon d’y aller en pèlerinage, mais bien d’y acquérir des places, Cosima n’ayant pas été sensible à l’envoi de son livre au point de lui fournir des invitations. Il aura donc vécu son Wagner de l’intérieur, rêvé, fantasmé. Et diablement agité. Admiration / identification / critique aussi, sur le fait que Wagner n’est selon lui pas allé assez loin,  n’a pas compris le sens réel du drame, qui n’est que théâtre et non théâtre musical, la musique ne pouvant par nature y atteindre, non plus que la symphonie, que son orchestre n’a pas à jouer le rôle du chœur antique, bref des analyses personnelles, d’une profondeur exaltée, et parfois d’une drôlerie absolue, genre : « Le drame de Wagner me semble une femme divine qui veut faire l’homme »… en un temps où être wagnérien tenait bien du combat éthique et moral.

L’ego n’est assurément pas le moindre des caractères de cet écrivain aussi touche-à-tout qu’enthousiaste, qui analyse aussi les écrits théoriques pléthoriques du compositeur, dont il semble être le seul à avoir percé le détail créateur, et ses conséquences sur le monde artistique, qu’il entend lui aussi reconstruire, en une quête qui restera vaine. D’où nombre d’anathèmes pour condamner le culte et « la foule femelle des amateurs » du dieu Wagner, bourgeois consommateurs incultes et repus qui n’ont qu’une foi « culinaire », comme l’écrira plus tard Brecht.

Une curiosité, certes, que cette exaltation d’un rapport intime à l’œuvre wagnérien, fraîche ici, lourde là, poétique souvent, rasoir parfois, et qui renverra nombre de wagnériens à leur premiers émois.

Pierre Flinois