Actes Sud / Palazzetto Bru Zane, 2022, 499 p.

Tenu en juin 2019 à la Hochschule für Musik und Tanz de Cologne et à l'Opéra-Comique (Paris), le colloque « Jacques Offenbach, der Europäer/Jacques Offenbach, musicien européen » coïncidait exactement avec le bicentenaire de la naissance du compositeur. Dans leur introduction, les trois responsables du colloque (Jean-Claude Yon, Arnold Jacobshagen et Ralf-Olivier Schwarz) dressent d'ailleurs un bilan sommaire des manifestations et publications entourant cet anniversaire, auquel L'Avant-Scène Opéra avait bien sûr participé avec la parution du numéro consacré à La Grande-Duchesse de Gérolstein, suivi de notre Offenbach, mode d'emploi. S'adressant à des lecteurs férus de la vie et de l'œuvre du « Mozart des Champs-Élysées », les 29 textes réunis ici témoignent d'une belle variété d'approches ainsi que de la vigueur des études offenbachiennes, en particulier dans le monde germanophone, d'où proviennent presque les deux tiers des articles. Avouons toutefois que le titre du volume nous semble peu heureux : outre qu'il reprend celui du livre de Philippe Luez paru chez Séguier en 2001, il reflète un thème abordé seulement dans une petite poignée d'études. Car à l'exception de quelques textes – fort intéressants au demeurant –, où il est question de la fortune d'Offenbach à Vienne, en Espagne, au Portugal et en Russie, la dimension européenne du musicien constitue ici seulement un aspect parmi tant d'autres.

Sans dénier la valeur d'analyses extrêmement pointues qui s'attardent, par exemple, aux allusions musicales dans Pépito, à la métrique dans les couplets des rois de La Belle Hélène ou à la notion de discours (selon la définition de Michel Foucault) dans les livrets d'Offenbach, les contributions les plus précieuses se retrouvent principalement à notre avis dans la première partie, soit « Étapes d'une vie, étapes d'une œuvre ». Pour mieux connaître la réforme que le compositeur effectua à la Comédie-Française entre 1850 et 1856 et les musiques de scène qu'il y fit jouer, Roxane Martin s'est livrée à un examen approfondi des partitions conservées dans le fonds de la Bibliothèque de l'institution et insiste à juste titre sur Dom Juan, Le Malade imaginaire et Murillo ou la Corde de pendu (1853) d'Aylic Langlé. Pour sa part, Mark Everist fait la lumière sur les activités d'Offenbach à la salle Herz, où il fit jouer sa musique dès 1843, avec notamment sa Grande Scène espagnole. Comme la salle n'était pas soumise au pouvoir de l'État mais plutôt à celui de la Préfecture de Police de Paris, elle échappait par le fait même à la censure, ce qui explique pourquoi Offenbach a pu y créer trois œuvres scéniques à partir de 1853 (Le Trésor à Mathurin, Luc et Lucette et Le Décaméron) sans se soucier du nombre de personnages et autres contraintes auxquelles il sera soumis en ouvrant ses Bouffes-Parisiens en 1855. Dans son excellente synthèse consacrée au ballet Le Papillon (1860), Emmanuelle Delattre-Destemberg montre bien comment, malgré le succès remporté à la salle Le Peletier grâce à la chorégraphie de Marie Taglioni et l'interprétation de sa brillante élève Emma Livry, l'ouvrage ne favorisa en rien la carrière lyrique d'Offenbach. Fort bien documenté, l'article de Gesa zur Nieden nous apprend que la musique du compositeur résonna au Châtelet dès son spectacle d'ouverture en 1862 (Rothomago) et jusqu'à la fin du Second Empire sous la forme d'adaptations de certains couplets qui s'intégraient aux féeries, revues et spectacles comme Aladin ou la Lampe merveilleuse, La Lanterne magique, Cendrillon ou Les Voyages de Gulliver. Arnold Jacobshagen se livre quant à lui à une étude fascinante des notices nécrologiques en français et en allemand à l'occasion de la mort d'Offenbach en octobre 1880. À partir de cette démarche originale, l'auteur présente une variété de points de vue de journalistes et musicologues, qui seront appelés quatre mois plus tard à réévaluer leur jugement à la suite de la création des Contes d'Hoffmann. C'est ainsi qu'Ernest Reyer, qui s'était toujours montré sévère dans le Journal des débats à l'égard de « celui qui a écrit les excentricités d'Orphée aux Enfers et de La Belle Hélène » avoua s'être trompé et reconnut la valeur du chef-d'œuvre posthume. Le texte de Kevin Clarke, « La naissance de l'opérette dans l'esprit de la pornographie », se distingue enfin par les nouvelles perspectives qu'il ouvre. En se demandant si le succès d'Offenbach ne tint pas en partie à l'aspect « fantasme et stimulation sexuelle » (p. 300) que véhiculaient ses ouvrages, l'auteur se pose une question particulièrement pertinente : « la combinaison de l'absurdité et du sexe était-elle le laissez-passer d'Offenbach pour [...] propager sur scène une forme radicale de libération, incluant des discussions sur le mariage homosexuel et l'ambiguïté de genre, la masculinité toxique, l'émancipation féminine, tout en ridiculisant le comportement hétéronormatif et les normes morales dictées par l'Église catholique et les classes moyennes ? » (p. 294) Voilà qui mérite en effet réflexion, notamment si l'on songe à L'Île de Tulipatan, où le sentiment amoureux s'exprime indifféremment à toute question de genre... 

Sans espérer retrouver dans un livre de 500 pages un tour d'horizon complet de la production surabondante d'Offenbach, on peut néanmoins regretter deux titres qui font figures de grands absents. Si l'introduction rappelle que les festivités du bicentenaire ont permis de (re)découvrir Maître Péronilla (en version de concert au théâtre des Champs-Élysées et enregistré par les soins du Palazzetto Bru Zane) et Madame Favart (Opéra Comique), elle passe curieusement sous silence la création mondiale en français des Fées du Rhin (Opéra de Tours) et la résurrection après 157 ans de Barkouf (Opéra national du Rhin). L'importance historique et musicale de ces événements aurait mérité au moins une mention, sinon un article de fond. Deux textes prêtent par ailleurs le flanc à la critique. Traduction d'un article d'abord paru en 2015 dans New Sound, International Journal of Music, « Das Unheimliche et les femmes : le cas des Contes d'Hoffmann » de Mariela Cvetić expose quelques concepts psychanalytiques non dépourvus d'intérêt, mais qui ne permettent guère de dépasser le stade du simple résumé de l'intrigue. Dieter David Scholz verse pour sa part dans des propos tendancieux dans « Richard Wagner et Jacques Offenbach. Entre attraction et répulsion : la simultanéité de deux théâtres musicaux dissemblables ». Si l'idée selon laquelle « Offenbach, au fond, a réalisé l'unité si souvent invoquée par Wagner entre le mot et le son » (p. 144) mériterait d'être nuancée, l'auteur manque carrément d'objectivité lorsqu'il qualifie de « narcotiques » (p. 147 et p. 148) les drames musicaux de Wagner et qu'il les assimile à des « cauchemars épuisants, encodés en images du passé, des fantasmes délirants » (p. 148). En faisant sien les jugements les plus impitoyables de Thomas Mann et Eduard Hanslick, Scholz adopte une posture intellectuelle dont la musicologie a trop longtemps souffert. Son texte est en outre émaillé de quelques affirmations douteuses qui appellent des précisions. Ainsi, il est hasardeux de prétendre que Die Rheinnixen « fut créé avec le plus grand succès » (p. 146), puisque l'ouvrage quitta l'affiche de l'Opéra de Vienne après onze représentations. On reste aussi pour le moins dubitatif en lisant : « Il suffit de penser à l'esprit acéré, voire mordant, de Wagner dans les scènes de mime de son Siegfried » (p. 142). La gestuelle wagnérienne porteuse d'ironie ?! On ose espérer qu'il s'agit ici d'une erreur typographique et que l'auteur a plutôt voulu faire référence au personnage de Mime, caricature du Juif dans le Ring. Quoi qu'il en soit de nos quelques réserves, cette publication offre un aperçu stimulant des diverses avenues qu'empruntent actuellement les recherches offenbachiennes. 

Louis Bilodeau