Centre de Recherche Universitaire Lorrain d’Histoire, Publications historiques de l’Est, n°71, 2021, 229 p.

La remarquable préface de Jean-Christophe Branger le concède : Ambroise Thomas fut un conservateur. Sa musique en témoigne, mais aussi son goût pour les bibelots anciens ou le petit château qu’il se fit bâtir en Bretagne, sur l’île d’Illiec. Quelques résurrections, celle d’Hamlet en particulier, nous ont cependant appris que le compositeur méritait mieux que la formule assassine de Chabrier, ne serait-ce que par son art de l’instrumentation. Un compositeur à l’échine souple, prêt à tout pour que ses œuvres soient jouées – on se souvient qu’il changea, en vue des représentations londoniennes, la fin de Hamlet, de peur de heurter un public familier de Shakespeare.

Voilà ce que montrent près de cent lettres, écrites entre 1867 et 1896 à Jacques-Léopold, puis Henri Heugel. Une grande partie est consacrée à Françoise de Rimini, le dernier opéra de Thomas, en quatre actes avec prologue et épilogue d’après Dante, créé sans grand succès à l’Opéra le 14 avril 1882. Un échec souvent attribué au livret du tandem Barbier et Carré, le premier rejetant la faute sur le second, mort en 1872, et se refusant à toute concession aux chanteurs, au contraire du compositeur : « Nous avons fait une belle pièce, solidement construite et dont l’intérêt ne faiblit pas. On le reconnaîtra un jour. C’est le meilleur poème d’opéra qu’on ait donné depuis Les Huguenots et La Juive. » Et d’accuser Carré : « […] si l’un de nous a sacrifié jamais l’action au pittoresque, ce n’est pas moi, c’est lui. » La correspondance permet de suivre ici et là la destinée de l’œuvre, mais aussi celle d’autres opéras, Hamlet par exemple. Elle a fait l’objet d’un travail éditorial exemplaire et les notes présentent autant d’intérêt que les lettres elles-mêmes : on y revit toute une période de l’histoire d’un genre et de ses interprètes.

Un exhaustif dossier de presse les complète, composé des critiques de Françoise de Rimini. L’œuvre venait trop tard : le grand opéra avait vécu, désormais symbole de l’ancien monde pour une jeune génération avide d’en découdre. Jean-Christophe Branger le rappelle : en cette année 1882, elle attendait davantage la création de Parsifal à Bayreuth, le 26 juillet, que la première de l’ouvrage du directeur du Conservatoire. Le monde musical se partageait d’ailleurs en deux camps, entre partisans et ennemis de Wagner. Le vieux maître avait choisi le sien, comme Barbier, farouchement nationaliste.

Chacun, du coup, juge à la lumière des idées de l’un ou de l’autre. Certes, un Victorien Joncières (La Liberté, 17 avril 1882) se montre plutôt favorable, un Charles-Marie Widor (L’Estafette, 17 avril 1882) apprécie « la haute valeur » de l’œuvre, un Ernest Reyer (Le Journal des débats, 21 avril 1882) salue « la pleine réussite de la nouvelle partition », Théodore Dubois (Le Peuple français, 21 avril 1882), qui signe sa première critique et remplacera plus tard son professeur à la tête de l’institution, note « les suaves, délicates et magistrales beautés »… mais, comme le souligne Jean-Christophe Branger, ce sont des compositeurs auxquels le directeur pourrait offrir des postes… Il n’est donc guère, parmi les critiques, qu’Oscar Commettant (Le Siècle, 18 avril 1882), dont la critique de Carmen est restée célèbre, pour écrire : « Françoise de Rimini est un succès qui grandira comme tous les succès de bon aloi. J’en suis heureux pour les auteurs, j’en suis plus heureux encore pour notre école française de musique […]. Soyons fiers de notre pays et sachons honorer nos artistes qui en sont une des gloires. »

Ailleurs, on trouve l’œuvre inégale, banale, sans parler d’un livret unanimement brocardé. Seul le prologue, voire le ballet, trouvent parfois grâce aux yeux de quelques‑uns, en particulier pour l’orchestre. Le wagnérien Louis de Fourcaud (Le Gaulois, 17 avril 1882) condamne l’œuvre dès ses premiers mots : « Nous souhaitions un drame lyrique, nous n’avons qu’un opéra. » Et de conclure : « […] j’aurai le regret d’y chercher vainement une originalité quelconque. Assurément M. Ambroise Thomas est rompu à l’art d’écrire : il possède tous les secrets de la fugue, du contrepoint de l’harmonie et de l’instrumentation. Aucun maître n’en a jamais su davantage. Que lui manque-t-il donc pour être un maître ? Il lui manque tout uniment d’avoir des idées et de les développer selon la grande unité dramatique. » Un autre wagnérien, Adolphe Jullien (Le Français, 17 avril 1882), ironise sur un compositeur académique, prompt à suivre le goût du jour, « musicien de science et de valeur, absolument dépourvu d’initiative artistique et qui tourne à tous les vents – quand ces vents poussent au succès » : « Il pouvait être audacieux ; il a été on ne peut plus modeste et s’est rendu justice : il n’a même pas essayé. » Et l’éminent académicien, décidément plus habile qu’inspiré, reste trop marqué par l’école italienne. Édouard Durranc (La Justice, 18 avril 1882), qui attendait lui aussi un drame lyrique, fustige « un opéra conçu et écrit dans le mode italien […] série de morceaux séparés, romances, airs, duos, trios, chœurs ». « Les tendances italiennes y abondent dans la partie dramatique », déplore Louis Gallet (La Nouvelle Revue, mai-juin 1882).

Et nous ? Écoutons le ballet dirigé par Richard Bonynge, regardons la partition et, sait-on jamais, peut-être dirons-nous, plus d’un siècle après Johannes Weber (Le Temps, 25 avril 1882), que « la partition vaut beaucoup mieux qu’elle n’a semblé le premier soir. » En attendant une éventuelle résurrection par le Palazzetto Bru Zane.

Didier van Moere