Textes établis et traduits par Tom Volf, Paris, Albin Michel, 2019, 602 p., 25 €

Suite du grand projet Maria by Callas (www.mariabycallas.com) de Tom Volf, rendu public en 2017 avec notamment un attachant film documentaire doublé d’un volume iconographique du même nom, ce nouvel ouvrage (dont les droits sont reversés au Fonds de dotation Maria-Callas) suit le même principe : les sources brutes plutôt que leur analyse, la parole de Callas plutôt que celle de l’exégète ou du fan, l’art de les disposer en guise de seul révélateur chimique.

Deux fois Maria Callas a amorcé l’idée d’une autobiographie : entre fin 1956 et février 1957 – elle n’a que 34 ans –, elle dicte en italien ses Mémoires à la journaliste Anita Pensotti ; vingt ans plus tard – l’année même de sa mort –, elle dicte de nouveaux Mémoires en anglais à son ami grec Stelios Galatopoulos. Assez courts, les deux textes sont ici complétés par toute la correspondance que Tom Volf a pu réunir : une ample sélection de lettres privées ou professionnelles écrites par l’artiste de 1946 à sa mort. À cela s’ajoutent quelques réponses de ses correspondants, plusieurs lettres ouvertes (exercice récurrent d’auto-défense contre les cabales et contre-vérités abondamment relayées par la presse) et, curieusement, un article de Teodoro Celli (« Un chant d’un autre siècle », publié dans la revue Oggi au printemps 1958) qui certes analyse l’art de la Callas de façon creusée mais dont le statut reste exogène par rapport à l’ensemble. L’intervention de Tom Volf est discrète mais fondamentale : le calendrier intégral de l’artiste en scène est rappelé entre chaque document, permettant de le contextualiser – et de se remémorer les affolants enchaînements de répertoire que Callas finira par refuser après les avoir assumés à ses débuts ; et un index des noms de correspondants constitue un outil précieux.

Trente ans de lettres dévoilent plusieurs Maria : la jeune mariée sentimentale (et qui espère tant un enfant…) ; la travailleuse acharnée (il n’est que de voir la liste de ses engagements en début de carrière, les prises de rôle préparées dans des délais fous) ; la soprano sur le chemin de la gloire qui sans cesse remercie son professeur (Elvira de Hidalgo) – et même reviendra à elle pour un check up technique en 1965 ; la femme trahie par ceux qu’elle croyait proches (sa mère, sa sœur, son ancien flirt Bagarozy, qui la poursuivra en justice en prétendant avoir été le fructueux imprésario de ses débuts) ; la bonne collègue (belle amitié avec Simionato, vraie admiration pour Lorenz ou Lauri-Volpi) ; l’amie fervente de Pasolini (les lettres du réalisateur, son poème à Maria sont magnifiques) ; l’épistolière gauche mais sincère ; la cible facile d’une Elsa Maxwell perversement amoureuse ; l’épouse spoliée par son mari, lequel empêche pendant plusieurs années leur divorce ; l’artiste consciente de son talent et de celui des autres (1959, à propos de la jeune Sutherland dans Lucia : « Entre nous, la soprano n’est pas meilleure que moi. Cela dit, elle est douée, et je l’aime bien » ; 1968, au sujet de Souliotis en Norma : « J’ai été terrifiée par la façon dont elle utilise son capital [vocal] au lieu de l’intérêt et son quasi total manque de technique. Dommage, parce que la voix est sublime. ») ; l’amoureuse passionnée d’« Aristo », dont elle découvre le mariage avec Jackie Kennedy par voie de presse (octobre 1968) ; l’être si seul, qui se reconnaît pour seule famille Bruna sa camériste et Ferruccio son chauffeur, et qui voit partir ses amis-amours (Pasolini et Onassis) la même année, 1975.

Les coulisses des « scandales » (les assignations judiciaires remises de force à Chicago en 1955, la rupture avec la Scala après le Festival d’Édimbourg 1957, la Norma de Rome le 2 janvier 1958, le clash avec le Met à la fin de la même année), celles de la croisière « fatale » (été 1959), du burn-out dépressif de 1963, des envies de retour (1968, à de Hidalgo : « Il y a à peine une semaine, j’ai trouvé un nouveau chemin, ou plutôt, j’ai retrouvé l’ancien. Je suis en train de tout reconstruire. »), de la tournée de récital avec Di Stefano (et leur fugace liaison déséquilibrée) sont certes partiellement reconstruites mais offrent de passionnants indices vécus de l’intérieur.

Quant aux Mémoires, le changement de ton et de perspective entre les deux textes est révélateur. Dans le premier, une soprano trentenaire au summum de son succès tente, dans une attendrissante naïveté, de démonter pièce à pièce sa réputation de diva capricieuse. Dans le second (trop bref !), une femme mûre fait un bilan d’une rare hauteur de vue, revenant notamment sur le grand amour de sa vie (Onassis) avec sagesse, philosophie même. L’artiste a cédé la plume (ou plutôt le micro) à la femme ; la démonstration, à la confession ; la lutte, non à l’amertume, mais au détachement. Un lâcher-prise qui sera aussi celui d’un cœur trop fatigué. On sait gré à Tom Volf d’avoir rendu accessibles ces documents qui donnent à entrevoir un peu de Maria derrière Callas, de l’humain derrière l’icône, et à ajuster l’éclairage sur une carrière artistique et médiatique aussi publiquement fulgurante qu’intimement foudroyée.

Chantal Cazaux