Paris, Cité de la musique – Philharmonie de Paris, coll. La Rue musicale, 2018, 384 p., 16,90 €


Laurent Feneyrou, musicologue, chercheur au CNRS et à l’IRCAM, délivre avec Le Chant de la dissolution un accès au cœur de ses recherches sur le répertoire lyrique d’après 1945. Spécialiste du répertoire contemporain, il propose au lecteur l’étude de cinq œuvres lyriques du second XXe siècle – Hyperion de Bruno Maderna, Prometeo de Luigi Nono, Le Temps restitué de Jean Barraqué, Neither de Morton Feldman, et le Requiem pour un jeune poète de Bernd Aloïs Zimmermann – ayant en commun d’interroger la notion de tragédie. En cheminant entre analyse musicale, esthétique, histoire et philosophie, l’auteur livre sa lecture de chaque œuvre en se situant au niveau du commentaire plus que de l’explication.

Les œuvres de Maderna et Nono, regroupées dans un même chapitre, témoignent de deux approches compositionnelles divergentes face à des sujets tous deux mythologiques, et qu’ils abordent l’un et l’autre au prisme de la philosophie allemande : Maderna reprend l’Hyperion de Hölderlin et Nono relit Eschyle à la lumière de Nietzsche. Pour Bruno Maderna, Laurent Feneyrou croise l’intérêt du compositeur pour les phénomènes organiques vitaux, notamment le développement cellulaire par mitose, avec ses lectures du concept de monade chez Leibniz. Sur une scène désertée des dieux, des personnages et de toute intrigue, Bruno Maderna rassemble une constellation d’œuvres ayant pour point de départ le texte de Hölderlin, et disant toutes l’échec du moi, sa division jusqu’à la disparition.

Feneyrou lit le Prometeo de Luigi Nono comme une figure de l’errance, loin du héros volontaire de la mythologie et ses reprises, en quête de nouvelles terres. Les figures prométhéennes se succèdent, originales comme celles d’Eschyle ou de Virgile puis celles réinventées par Nono, tel Ulysse navigateur qui défie les mers infranchissables... chaque figure contribue à l’annonce d’une fin, d’un délitement du monde, ce que rend la musique de Nono, toujours à la lisière du son. Laurent Feneyrou souligne ainsi la dimension réflexive de sa musique, qui échappe à tout projet mimétique mais libère un espace disponible pour l’écoute en se plaçant en retrait du son.

Le chapitre consacré à Jean Barraqué débute par un rapide état des lieux du catalogue du compositeur, puis retrace un parcours biographique qui le situe dans l’effervescence structuraliste des années 1950 et 1960, à laquelle il participe par ses lectures, ainsi que par sa proximité et ses échanges avec Foucault. De ces pages ressort une thématique fondamentale : le rêve au sein duquel l’absentement du sujet et sa disparition apparaissent comme une condition de création fondamentale, une expérience de l’imagination.

La rencontre de Morton Feldman et Samuel Beckett se fait autour d’un tropisme commun : ils n’aiment pas l’opéra et accordent autant d’importance au silence. L’un et l’autre vivent leur art éloignés des logiques discursives. Feneyrou rend compte de cette proximité intellectuelle qui préside aux destinées de Neither, œuvre où le sujet, la voix, se dissout dans un « présent immense » fait de notes qui apparaissent comme autant de « mondes en soi » et posées sur un texte où la disparition, l’effacement et le passage progressifs prédominent.

Le projet de Bernd Aloïs Zimmermann prend racine dans une réflexion sur le temps. Laurent Feneyrou retrace ainsi la genèse du projet, depuis une réflexion sur le Livre de l’Ecclésiaste jusqu’au Requiem pour un jeune poète aux dimensions considérables à tous points de vue. Si Feldman met en place un « présent immense », Zimmermann écrit pour un « temps épais » (Husserl). Son Requiem, fait de collages de textes historiques (principalement des discours) d’origines diverses, et de superpositions de couches musicales variées - chœurs, solistes, orchestre, bandes magnétiques ... - joue sur la perception du temps, le surgissement du passé dans le présent et celui du futur comme un appel à la vigilance dans un monde inquiétant.

Le travail de Laurent Feneyrou dépasse l’analyse : il passe au crible les lectures, les sources et les fascinations des cinq compositeurs et trempe ainsi sa plume dans la sève de la création. Les commentaires proposés par l’auteur n’entendent pas donner une compréhension technique des œuvres – les analyses musicales sont d’ailleurs mises en retrait typographiquement – mais éclairent l’expérience sensible des concepts et des lectures qui nourrirent ces cinq compositeurs exigeants et inquiets.

Cette inquiétude commune conduit à une expérience tragique du son, la dissolution, qui s’incarne différemment selon chaque compositeur : chez Maderna la division, le retrait du son pour Nono, l’absentement par le rêve de Barraqué, la distanciation avec l’intellectuel au profit de la sensation chez Feldman, et la manifestation de l’anéantissement absolu, c’est-à-dire du suicide, chez Zimmermann. Dès lors les commentaires de Laurent Feneyrou ne procèdent pas de la démonstration mais ouvrent des pistes autour et à travers des œuvres, pour faire circuler le musical dans le philosophique et inversement. La réflexion, la pensée politique et philosophique deviennent indissociables de la composition, Feneyrou faisant ainsi œuvre salutaire contre l’insularité de la musique qui se transforme alors en pensée vécue des compositeurs.

Ce projet ambitieux est mené à son terme sans compromission. Face à la difficulté et au foisonnement des sujets abordés, Laurent Feneyrou maintient une exigence égale sans céder au péremptoire ni à l’argument d’autorité, laissant sans cesse les réponses ouvertes et multiples, et accordant ainsi au lecteur une confiance qui permet de l’associer aux commentaires formulés. Parmi les effets de cette rigueur on notera le traitement réservé aux sources issues des idéologies d’extrême droite (de nombreux discours de responsables nazis notamment pour le Requiem de Zimmermann) : l’auteur s’attache à les présenter précisément et à les contextualiser au-delà du nécessaire musical, rappelant avec pudeur et sans pathos le cortège d’horreurs que charrient ces textes pour ne pas relâcher la vigilance.

Ultime raffinement d’écrivain : l’intime connaissance des œuvres et des contextes culturels affleure à chaque instant, si bien que l’écriture même de l’auteur emprunte parfois sa forme aux écritures musicales. On retrouve ainsi dans le chapitre sur Maderna une réflexion qui se développe à la manière du modèle cellulaire cher au compositeur, et une pensée en archipel dans la partie consacrée à Nono.

Enfin, Laurent Feneyrou propose en introduction deux réflexions magistrales : l’une sur la tragédie au XXe siècle, et l’autre sur les différents états du musicologue. Pour lui, la tragédie au XXe siècle se situe dans la dissolution de l’affect dans l’œuvre qui ne présente plus d’intrigue, ni de personnages, ni d’objets, mais des états auxquels doit s’accorder l’auditeur. Le divin déserte le monde, il ne reste plus à l’homme que la « volupté d’anéantissement », espace ténu, en déréliction, où se joue la tragédie. Feneyrou esquisse ainsi les conditions d’étude du répertoire qui est abordé dans l’ouvrage.

Les quelques remarques sur la musicologie devraient être gravées au fronton de tous les cours qui prétendent se rattacher à cette discipline. Définissant avec honnêteté sa position d’auteur-musicologue, Laurent Feneyrou en évoque cinq états : celui de porte-voix, qui explique les procédés d’écriture du compositeur, d’exégète de l’esquisse (présentée de manière critique comme un totem) qui donne accès aux intentions et aux hésitations du compositeur, de chercheur soumis à l’appel du désir (que l’auteur assume avec force en passant à la première personne), d’homme fasciné qui entreprend, presque au sens biblique, le travail d’une œuvre, et enfin de chercheur qui s’attache aux traces éparses des compositeurs pour comprendre, hors de l’unité de l’œuvre, les enjeux de la création. Ainsi la lecture du Chant de la dissolution donne-t-elle à voir successivement ces cinq états, que le lecteur reconnaît et avec lesquels il peut s’orienter, boussoles salutaires à travers une lecture complexe aux ramifications nombreuses.

À ce livre nulle conclusion, une simple bibliographie, rappel des références qui parsèment le livre, comme autant d’invitations à moduler encore l’écoute des œuvres.

Jules Cavalié