New York, Princeton Architectural Press, 2016, 224 p., 60 $, en anglais

De New York nous parvient un livre inclassable. Témoignage d'artiste, d'abord, où le scénographe George Tsypin évoque les grands enjeux de son travail et de celui de son collectif basé à New York pendant une quinzaine d'années, par le biais de somptueuses photographies et de textes où la précision technique croise la poésie la plus singulière. Car on doit à la George Tsypin Opera Factory quatre-vingt-dix réalisations dans les domaines les plus divers : opéra, bien sûr (George Tsypin a signé plusieurs spectacles de Peter Sellars, Francesca Zambello ou Pierre Audi) mais aussi musical, cirque, show télévisé, installations - et même la cérémonie d'ouverture des J.O. d'hiver de Sotchi 2014.

Tombeau d'un lieu dont il s'agit de faire le deuil, ensuite. La George Tsypin Opera Factory était installée à Long Island sur le site de 5Pointz, une usine désaffectée datant du XIXe siècle, occupée par différents artistes et devenue depuis 1993 la « mecque du graffiti ». En 2013 les immenses et multiples fresques couvrant les murs de 5Pointz furent recouverts de peinture blanche, prélude destiné à rendre moins spectaculaire la destruction du complexe en friche prévue par son propriétaire, le promoteur Jerry Wolkoff, et achevée en décembre 2015. Bruits de métal (métro aérien, escaliers intérieurs), odeurs âcre des sprays, éclat des couleurs et des compositions, mais aussi danger latent de ces lieux brinquebalants et de leurs occupants de passage... Tsypin parvient à rendre hommage à la pulsion de vie stimulante quoique fébrile d'un lieu ouvert et libre, dont la mort signe pire que la fin d'une époque : la fin d'un monde.

Portrait amoureux de New York, enfin. Architecte et urbaniste de formation, le scénographe semble relire chacune de ses œuvres à la lumière de cette ville. Ville d'eau et de transparences (le travail sur le verre translucide pour Theodora ou La Petite Sirène), de vertige et de ruptures (quelques mois avant le 11 septembre 2001, Tsypin présentait ses maquettes de décor pour West Side Story à Bregenz, avec un immense gratte-ciel effondré à la structure éventrée...), utopie permanente et universelle (Sotchi 2014 et sa parade épique, démesurée). Ces évocations sont les plus poétiques et personnelles, sans pourtant lever complètement le voile sur le mystère de cet homme né dans le désert du Kazakhstan où ses parents, à la sortie des camps soviétiques, avaient été exilés, et semblant faire germer dans son œuvre des promesses qui s'annonçaient arides et s'avèrent foisonnantes.

Demeurent des zones d'ombres (comment concilier Sotchi et le passé kazakhe ? comment fonctionnait la George Tsypin Opera Factory ? quid de la Spiral Tower imaginée au bord de l'Hudson River ?) que la structure hypnotique de l'ouvrage ne contribuera pas à éclaircir et que son propos volontairement anti-biographique assume comme telles. Mais ce beau livre distille une sensible vision d'artiste. Il séduira les amoureux de scénographie, d'architecture et d'urbanisme, et tous ceux qui s'intéressent au mystère de la « mise en scène » : ce point nodal et mental d'où un esprit peut faire surgir tout un cosmos soudain matérialisé et déployé dans l'espace. 5Pointz, qui était à la fois œuvre d'art, décor-palimpseste et lieu de vie, en était peut-être une clé.

C.C.