Edition de Melanie von Goldbeck, préface de Gérard Condé.
Arles/Paris/Venise, Actes Sud/Palazetto Bru Zane, 2015, 442 pages, 45 euros.


Juin 1840 : le jeune Gounod, pensionnaire à la villa Médicis, accompagne au piano Pauline Viardot, de trois ans sa cadette, qui interprète un air du Freischütz. 16 avril 1849 : elle triomphe en Fidès lors de la création du Prophète. Une amitié va naître, qu'approfondit la composition de Sapho entre avril et août 1850, écrit pour elle et avec elle. La cantatrice, comme Gounod élève de Reicha, ne cesse de conseiller, de suggérer. C'est « leur » œuvre commune. Leur correspondance des années 1849-1852 se lit comme un Journal de bord de Sapho, qu'elle crée le 16 avril 1851 à la Salle Le Peletier. Correspondance presque quotidienne, avec lettres numérotées : les Viardot sont à Berlin et à Londres, où Pauline chante, surtout Fidès. Des lettres à lire partition de Sapho en main. Il est ensuite beaucoup question d'Ulysse, musique de scène pour la tragédie de François Ponsard, donnée au Théâtre Français le 18 juillet 1852... une commande que vaut peut-être à Gounod la protection de sa grande amie.

Il déborde d'affection, de vénération, pour le mari aussi... qui peut lire les lettres. Saura-t-on jamais jusqu'où alla l'amitié ? Les réponses de Pauline nous manquent... Le musicien est le plus souvent à Courtavenel, le domaine des Viardot, où il se remet de la mort de son frère Urbain. La lettre tient parfois du journal, histoire aussi d'une petite société, avec la mère de Gounod et la mère de Pauline, sans compter Tourgueniev, comme si les deux familles avaient fusionné - il y a un côté fin de Candide ou Nouvelle Héloïse. Gounod y évoque, dans l'emphase ou la simplicité, les fleurs, les oiseaux, le temps... et ses bronches ou sa digestion.

Naturellement, il lui arrive de parler musique, de s'émerveiller ou d'épingler. Vénération pour Mozart, admiration pour les « inspirations de la plus haute nature » de l'opéra « immense de sentiment » qu'est Fidelio. Ereintement de Zerline ou La Corbeille d'oranges d'Auber : « C'est une cochonnerie, c'est nul, c'est un vrai four [...] un détestable opéra-comique très ennuyeux, assommant comme pièce, stupide » - il est vrai que Gounod s'empresse, chaque fois, de déconsidérer la Alboni auprès de Pauline... Pas de pitié non plus pour le pauvre Cailleteau, une basse qui cherche à auditionner à l'Opéra : « [...] un raseur [...] un incapable et un inutile de la plus belle eau ; c'est-à-dire, un dangereux et un funeste : l'obliger, comme il le demande depuis trente ans, c'est désobliger la musique et le désobliger lui-même en réalité. »

Tout cela se rompt le 31 mai 1852, le jour même du mariage de Gounod, qui renvoie à Pauline un bracelet qu'elle a offert à sa femme, Anna Zimmermann, fille d'un compositeur et professeur de piano au Conservatoire. De mauvaises langues ont jeté le soupçon sur les relations entre Charles et Pauline : il doit se justifier auprès de sa belle-famille. Il faut attendre la guerre de 1870 pour que vienne la réconciliation, quand Gounod et les Viardot se trouvent en même temps à Londres. Mais les lettres sont beaucoup moins nombreuses, beaucoup moins longues, beaucoup moins intimes : le temps de Sapho est bel et bien révolu.

En collaboration avec Etienne Jardin, Melanie von Goldbeck, musicologue allemande spécialiste de Pauline Viardot, a réalisé une remarquable édition de cette passionnante somme - 162 lettres. Elle est préfacée par Gérard Condé, dont elle complète la monographie de référence (Fayard, 2009).

D.V.M.