Arles/Venise, Actes Sud/Palazzetto Bru Zane, 2015, 504 p., 55 €.

 

Depuis plus de quinze ans, Philippe Blay consacre d'importants travaux à la musique de la Belle Époque, et plus précisément à Reynaldo Hahn – « l'idylle polynésienne » L'Île du rêve (1898) était d'ailleurs le sujet de sa thèse de doctorat. En mai 2011, il a réuni au Palazzetto Bru Zane de Venise une douzaine de chercheurs qui ont mis en exergue les diverses facettes de cet « éclectique en musique » : le compositeur, le musicien homme du monde, le pianiste, le chef d'orchestre, le chanteur, l'écrivain, le critique et le directeur. En écho à ce colloque, les 15 articles ici rassemblés témoignent de cette multiplicité d'activités, en plus de proposer un portrait du compositeur par Éva de Vengohechea, veuve de son petit-neveu Daniel. Philippe Blay, auteur lui-même de trois articles, a également établi la chronologie, le catalogue des œuvres et la liste de ses nombreux enregistrements sonores.

Les premiers textes, de nature essentiellement biographique, s'attachent à montrer le parcours atypique d'un musicien né au Venezuela en 1874, transplanté quatre ans plus tard à Paris où son talent se fit très tôt remarquer, mais qui ne put jamais concourir pour le Prix de Rome en raison de l'âge trop tardif (33 ans) où il obtint la nationalité française. Jean-Christophe Branger et Luc Fraisse insistent à juste titre sur l'importance qu'eurent dans sa vie Massenet, son maître vénéré, et Marcel Proust, son amoureux puis ami indéfectible, sur qui il semble avoir exercé une grande influence. Véritable « périscope » de l'auteur vivant dans une réclusion croissante, Hahn est également pour lui un « modérateur en esthétique », notamment en cherchant à tempérer son wagnérisme. Réticent devant la longueur de la phrase proustienne, il adopte, dans sa longue carrière de critique (1899-1945), un style que Vincent Giroud trouve en général plein d'humour et même piquant.

Après l'évocation par Myriam Chimènes de ses liens étroits avec « les gens du monde » à la Belle Époque, le texte de Stéphan Etcharry offre le contraste le plus saisissant en relatant les épisodes de sa vie de soldat pendant la Première Guerre mondiale. Engagé volontaire et envoyé à sa demande sur le front, il réussit pendant cette période à trouver l'inspiration pour quelques mélodies, dont la célèbre « À Chloris », et un recueil de 12 valses, Le Ruban dénoué. Philippe Blay propose ensuite une synthèse sur l'interprète Hahn, qui fit beaucoup pour le répertoire mozartien et l'opéra français, de Lully à Saint-Saëns en passant par Rameau, Méhul et Gounod. C'est cette vaste expérience qu'il mit à profit à la toute fin de sa vie, lors de son bref passage en 1945-47 à la direction de l'Opéra de Paris, et que présente Aurélien Poidevin.

La troisième partie de l'ouvrage nous révèle plusieurs pans méconnus du compositeur : partitions destinées à la danse (La Fête chez Thérèse et Le Dieu bleu), oratorios (Prométhée triomphant et La Reine de Sheba), recueil pianistique (Le Rossignol éperdu) et musique de chambre. La quatrième et dernière partie est pour sa part consacrée au chant. Dans les 112 pièces qui composent le corpus des mélodies, Sylvain Labartette distingue trois périodes qui témoignent d'une évolution stylistique menant le Hahn de l'élégance des années de formation à l'épure du compositeur approchant de ses quarante ans et qui renonce à un genre musical ayant beaucoup contribué à sa notoriété. Philippe Blay s'intéresse quant à lui à deux ouvrages scéniques majeurs que notre époque a récemment redécouverts : Ciboulette (1923) et Le Marchand de Venise (1935). Devenue dès sa création « l'emblème du goût français contre l'américanisation ambiante » que l'on observe dans les années folles, Ciboulette consacra Hahn comme un des maîtres de la musique légère, alors que Le Marchand de Venise constitue en quelque sorte un « dramma giocoso mozartien » que le Palais Garnier reprit avec un certain succès jusqu'en 1950. Enfin, Gérard Condé propose une synthèse sur Hahn et le chant français, dans laquelle on sera peut-être étonné d'apprendre que le musicien, auteur du fameux recueil Du chant et de conférences sur l'art d'interpréter Carmen, Manon et Faust, ne suivit jamais la moindre leçon de chant... Gérard Condé montre bien comment le musicien vivait une espèce de rapport amoureux, quasi érotique, entre la voix et le piano et que son art, extrêmement personnel et s'accordant quelques libertés, demeure inimitable. C'est sur ces propos d'une grande finesse d'analyse que se clôt cet ouvrage précieux sur un musicien particulièrement attachant.

L.B.