Paris, Fayard, 2014, 1166 p., 39 €


Spécialiste de la musique baroque et de l'œuvre de Jean-Philippe Rameau, Sylvie Bouissou livre ici une synthèse monumentale de ses très importants travaux consacrés depuis plus de trente ans au compositeur des Boréades. Si le célèbre ouvrage de Cuthbert Girdlestone (1957), qui demeurera toujours une référence extrêmement précieuse, a beaucoup contribué à mieux faire connaître le musicien à une époque où on le jouait encore bien peu, cette nouvelle parution constitue l'hommage le plus somptueux que les éditions Fayard pouvaient rendre à Rameau à l'occasion du 250e anniversaire de sa disparition. Outre le portrait vivant d'un homme au caractère bien trempé mais qui se révèle en somme nettement plus attachant et plus généreux que certains contemporains ont pu le juger, l'auteur présente en détail toutes les facettes de celui qui fut à la fois organiste, théoricien, pédagogue, et surtout le créateur d'un univers sonore d'une audace stupéfiante.

Le volume s'articule en cinq parties qui forment un bel équilibre entre les données biographiques, l'étude de l'œuvre et l'évocation du contexte social et artistique en France dans les deux premiers tiers du XVIIIe siècle. Sylvie Bouissou s'appuie sur une très riche documentation qui lui permet de retracer avec beaucoup de précision les diverses étapes de la longue et pour le moins atypique carrière de Rameau. Passablement anticonformiste, parfois arrogant, dédaigneux des conventions sociales et ne cherchant en rien à courtiser les puissants même s'il accepte en 1745 la charge de compositeur de la musique du roi, Rameau poursuit inlassablement sa quête du sublime avant de devenir, à l'âge de 50 ans, « opérateur » à Paris et de provoquer une véritable onde de choc esthétique avec Hippolyte et Aricie. Pour chacune des œuvres majeures, un commentaire détaillé de la partition et, éventuellement, du livret offre une remarquable finesse d'analyse, émaillée de très nombreux exemples musicaux. L'auteur excelle à mettre en relief les splendeurs et les nouveautés d'un style qui s'est sans cesse renouvelé et, prenant le contre-pied d'une opinion encore largement répandue, affirme que Rameau avait à cœur la qualité de ses livrets et qu'en collaborant avec des écrivains comme Pellegrin, Fuzelier ou Voltaire, il faisait, en général, le meilleur choix possible.

Particulièrement fascinantes sont les interprétations littéraires des principaux opéras. Ainsi, on peut voir dans Les Indes galantes une condamnation sans équivoque de la colonisation européenne et considérer Fuzelier, à l'instar de Bartolomé de las Casas, comme un défenseur de la cause indienne. L'intrigue de Castor et Pollux peut être éclairée par la vie de Rameau, qui compose l'opéra au moment où il vient de perdre sa belle-sœur Marguerite Rondelet (épouse de son frère Claude Bernard), dont il avait été épris dans sa jeunesse. L'obscurantisme et l'abus de pouvoir sont battus en brèche respectivement dans Zoroastre et Les Boréades. En plus d'attirer l'attention sur la cruauté des grands envers les plus faibles, Platée met en scène le personnage de la Folie, dans lequel on peut voir Rameau lui-même apportant « une réponse magistrale » (p. 603) à ses contempteurs qui s'étaient déchaînés contre lui au plus fort de la querelle des lullistes et des ramistes. En donnant ses lettres de noblesse au genre comique, Platée et Les Paladins ont en outre contribué à modifier les mentalités et le goût musical, ce qui ouvrira la voie à Favart, Monsigny et Philidor, créateurs de l'opéra-comique. Enfin, en travaillant de concert avec Cahusac à une meilleure intégration des divertissements, il préfigure d'une certaine façon la réforme de Noverre et l'apparition du ballet d'action.

Non moins convaincants sont les amples développements réservés au « musicien-savant », qui s'illustra en tant que théoricien - entre autres avec son fameux Traité de l'harmonie (1722) - et qui s'avéra un redoutable polémiste dans les combats épiques qui l'opposèrent notamment à Rousseau et d'Alembert. Sa pugnacité atteignit un degré extrême, que ce soit lors de la Querelle des Bouffons ou dans la lutte qu'il mena avec fougue jusqu'à la fin de sa vie pour tenter d'imposer sa conception du corps sonore comme modèle des sciences et la suprématie de la musique sur les autres formes d'art. Immense musicien des Lumières et homme d'une ardeur exceptionnelle jusque dans ses détestations, Rameau méritait depuis longtemps une somme d'une telle envergure, fruit d'une érudition éblouissante doublée d'une passion hautement communicative.

L.B.