Paris, Fayard, 2014, 224 p., 17 €


Avec cet ouvrage, Hervé Lacombe et Christine Rodriguez réalisent une sorte de gageure : consacrer une étude de plus de 200 pages à un seul extrait musical, soit le célébrissime air d'entrée de Carmen, dont ils présentent avec force détails les différentes facettes littéraires, historiques et musicologiques. La démarche est originale et le résultat particulièrement réussi, puisque à partir d'un sujet que d'aucuns pourraient trouver pointu, les deux auteurs élargissent si bien leur propos qu'ils nous convient en fait à une synthèse admirable sur le chef-d'œuvre de Bizet.

Certes, vous saurez tout des origines cubaines de la habanera et de sa créolisation en sol européen, vous apprendrez comment Bizet a dû abandonner la première version d'un air que Célestine Galli-Marié (créatrice de Carmen) jugeait insatisfaisant, dont il écrivit lui-même les paroles et qu'il composa en s'inspirant d'une mélodie (El Areglito) de Sébastien Iradier. Vous n'ignorerez rien non plus de la genèse de l'œuvre de Mérimée, des réactions de la presse en regard de la création à l'Opéra-Comique en 1875 et de la fortune étonnante d'un « tube » dont une annexe présente la liste des adaptations récentes (de Céline Dion à Stromae) disponibles sur Internet. Vous aurez également droit aux réflexions de certaines interprètes célèbres comme Régine Crespin, Teresa Berganza et Béatrice Uria-Monzon, qui nous font part de leur conception d'un rôle qui figure décidément parmi les plus fascinants de tout le répertoire lyrique.

Mais vous pourrez aussi suivre, en particulier dans la seconde partie (« Lecture et symboles »), une analyse très fine montrant, une fois établi le fait que la habanera traduit avec une expression nouvelle la puissance de l'amour, de quelle façon Bizet accomplit dans l'univers de l'opéra une révolution comparable à celle qu'effectue Manet dix ans plus tôt avec son Olympia. Un peu comme le peintre réinvente le nu féminin avec son personnage qui défie les canons de la beauté académique, Bizet ose montrer et faire entendre dans la habanera l'expression d'un désir hypersexualisé où la somptuosité du chant pur ne répond plus ici à la beauté d'un personnage de femme éthérée ou idéalisée. Pour Lacombe et Rodriguez, il s'agit en fait d'un « basculement capital dans l'histoire de l'opéra », car « [l]e charme de la voix chantée associée à l'héroïne féminine change de nature » (p. 144). Une telle pénétration du sujet et la virtuosité d'une écriture qui permet d'offrir un spectre de réflexion extrêmement large contribuent à faire de ce livre un modèle qui renouvelle notre compréhension d'un personnage mythique tout en apportant un vent de fraîcheur dans les études musicologiques.

L.B.