Enregistrements historiques du Ring, de Tristan et Isolde, des Maîtres Chanteurs, de Lohengrin, Tannhäuser, du Vaisseau fantôme, captés au Metropolitan Opera de New York entre 1936 et 1954.
CD Sony. Distr. Sony.

Choisir, il faut choisir. Voici le dilemme qui a certainement hanté Peter Gelb et les auteurs de cette édition formidable, qui d'ailleurs ne devrait pas interdire un second volume. Car ici on ne retrouvera rien de Kipnis, ni d'Herbert Janssen, on ne croisera pas non plus la Sieglinde incandescente de Lehmann, et pas même Traubel, tant d'années de rang Isolde ou Brünnhilde dans l'ancien Met où elle releva le gant laissé par Flagstad elle-même. Mais enfin, sur presque vingt ans et dans une période où la scène new-yorkaise allait tout à la fois souffrir – Flagstad y sera absente une décennie durant, de 1941 à 1951 – et profiter de la montée du nazisme puis de la guerre en Europe – qui lui permettra d'accueillir le gratin du chant wagnérien en exil (Kipnis, Melchior, Branzell, Thorborg, Schorr, tant d'autres) –, une identité particulière de l'interprétation wagnérienne allait fleurir sur les rives de l'Hudson. D'abord chez les chefs, dont le parangon est bien, dès les années trente l'intraitable Artur Bodanzky, privilégiant des tempos fulgurants, faisant son Wagner éminemment narratif, ne rechignant pas pour resserrer l'action à d'infimes coupures – des licences que la génération suivante, dominée par la baguette acérée de Leinsdorf, s'interdira. Ensuite dans la troupe elle-même, qui reconstitue au Nouveau Monde un certain âge d'or du chant wagnérien : les derniers feux du Wanderer de Friedrich Schorr, usé de timbre mais si percutant de mots et d'intentions, s'y avivent au Siegfried mercurien de Melchior ou à la Brünnhilde solaire de Flagstad. Le témoin est passé, progressivement les locaux le reprendront, Marjorie Lawrence et Astrid Varnay en tête, faisant perdurer un style que le Nouveau Bayreuth essaiera de démoder. Détaillons.

Le Ring est dépareillé : on enrage de n'avoir de Stiedry 1951 que Rheingold alors que Flagstad y revenait au Met pour la Brünnhilde de Walküre, mais Hotter y est transcendant en jeune Wotan et l'équipe de chant très américaine montre bien que le Met assurait déjà une troupe wagnérienne de premier ordre. Walküre de 1940 au sommet avec la confrontation Sieglinde Lawrence / Brünnhilde Flagstad, historique, pas moins que le Siegmund de Melchior, tous enflammés par Leinsdorf. Le Siegfried et le Götterdämmerung du cycle Bodansky 1936-37 sont tout aussi fabuleux, d'abord pour Marjorie Lawrence, plus brillante de timbre, plus électrique que jamais pour une Brünnhilde de Götterdämerung anthologique ; mais même précautionneusement retranscrites, les deux soirées demeurent de piètre qualité sonore.

Le Tristan de 1938 montre Bodanzky plus prudent et Flagstad / Melchior moins : ce sont eux qui l'entraînent cette fois, quitte à courir aux abîmes et à nous laisser sans voix. Sans voix également devant le grand absent de cette édition : Parsifal, alors même que Flagstad et Melchior y ont justement laissé une captation approchant la perfection. Lohengrin est aussi bien connu et conserve en 1943 une rare et fascinante Elsa d'Astrid Varnay, elle qui deviendra une Ortrud majeure. Pour l'heure, c'est Thorborg, altière, qui lui donne la réplique, Leinsdorf dirigeant plutôt drame que conte, mettant beaucoup de poids à son orchestre. Le reste est d'après-guerre : un Tannhäuser stylé selon la baguette allégée et tranchante de Szell : Varnay en Vénus, Vinay, incroyable d'engagement quitte à sacrifier la ligne, hélas Harshaw, stylée mais convenue, en Elisabeth. Deux gravures absolues signées Fritz Reiner pour finir : le Fliegende Holländer bien connu aligne Hotter, Varnay, Sven Nilsson et Svanholm – imbattable, d'autant que Reiner a conservé, depuis son célèbre Vaisseau de Covent Garden, le même sens du légendaire voir du fantastique ; plus rares – on connaissait surtout la soirée de 1952 avec l'Eva de Walburga Wegner –, les Meistersinger de l'année suivante, toujours avec Schöffler, Hopf, Holm et Los Angeles évidemment radieuse. Le ton d'ensemble, la liberté, l'humour font cette soirée unique, et d'abord pour Reiner lui-même !

J.-C.H.