Elena Zilio (Grand-Mère Buryjovka), Nicky Spence (Laca Klemeň), Saimir Pirgu (Števa Buryja), Karita Mattila (Kostelnička), Asmik Grigorian (Jenůfa), Yaritza Véliz (Jano), Royal Opera Chorus, Orchestra of the Royal Opera House, dir. Henrik Nánási, mise en scène, Claus Guth (Royal Opera House, Londres, 2021).
Opus Arte OA1352D. Distr. DistrArt Musique.

Publiée en DVD parallèlement à la version de Berlin, la version du Covent Garden a été captée en octobre 2021, alors qu’à Londres les théâtres avaient rouvert au public. Ce qui nous vaut une version pas moins réussie qu’à Berlin sur le plan musical et autrement captivante sur le plan théâtral. Cela tient avant tout à la personnalité d’Asmik Grigorian dont chaque apparition dit bien à quel point elle est devenue une indispensable du paysage lyrique d’aujourd’hui, et à celle de Karita Mattila, qu’on n’a plus à présenter après 35 ans de carrière internationale d’exception. Ce qui déséquilibrait la scène à Berlin, dans le rapport Jenůfa/Kostelnička, est l’inexistence dramatique de la première face à la seconde. À Londres, l’équilibre des forces retrouve toute son intensité dramatique, au travers du drame de ces deux femmes qui passent à côté du bonheur parce que la société d’alors ne pouvait pas admettre un enfant né hors mariage.

La force de Claus Guth ici est de n’avoir pas déliré (façon sa Bohème), mais d’avoir fait confiance à l’œuvre, bien assez puissante pour remplir la scène. Il a créé avec Michael Levine un univers intérieur, vaste hangar fait de planches peintes en gris, où s’activent sur les lits de fers d’une sorte de dortoir, toute une communauté féminine, tenue de main ferme, quasi autoritaire, par la Grand-mère Buryjovka – formidable Elena Zilio – sanglée dans une robe à tournure noire qui dit sa position sociale. Au deuxième acte, les lits débarrassés de leur matelas et relevés sont devenus une cage où les deux femmes vivent leur enfermement sociétal et mental. Seul contrepoint, en rien hors sujet, une troupe de femmes, avec coiffes façon servantes écarlates de la série TV, toutes de noir vêtues, forme un chœur silencieux, mais pas moins présent dans la pénombre bleue, quand par le simple fait d’observer ou de tourner le dos, elles disent la désapprobation de la société, sous le regard d’un impérieux corbeau qui domine toute la scène. L’acte III sera caractérisé par un sol jonché du jaune de marguerites des savanes pour évoquer le printemps et le bonheur qui viennent – comme l’avait si bien réussi Robert Carsen avec des tulipes pour la scène finale de sa Bohème. Écrin fort pour les explosions des sentiments ou les rappels de folklore qui font la densité de l’œuvre.

Et là, la direction magnifique du chef hongrois Henrik Nánási n’est pas pour rien dans la force du spectacle. Plus rugueux encore que Rattle, plus engagé dans le drame, mais pas moins séducteur et poète, il fait lui aussi de l’Orchestre du Covent Garden un foyer irradiant d’émotion. Et la distribution a non seulement les moyens de le suivre, mais même de le dépasser. Les seconds rôles sont impeccables, vivants, racés, les premiers sont exceptionnels. On a dit la formidable Zilio, dont les 80 ans ne pèsent ni sur l’énergie, ni sur la conduite d’une voix en étonnant état. On admire le Števa très noiraud de Saimir Pirgu, moins défoncé que Elgr, plus apte à jouer de sa veulerie, sinon de ses excès. Le Laca de Nicky Spence est magnifique : tendresse, émoi, tout est dit de ce balourd amoureux sensible, parfait chanteur et d’un naturel qui en fait le gentil absolu.

Mais ils ne sont rien face aux deux créatures qui tiennent à elles seules toute l’explosivité de l’œuvre. Karita Mattila, qui fut une grande Jenůfa, voici quelques 20 ans, est aujourd’hui à 61 ans une Kostelnička exceptionnelle. La voix s’est défaite, certes, mais les restes sont encore pertinents et admirablement gérés. L’aigu bouge, bien entendu, projeté à l’arraché, mais discipliné quand même, le grave et le médium ont encore force et densité. Et l’actrice est d’une exceptionnelle densité, plus digne dans la déchéance morale et physique que Herlitzius, pas moins capable de fasciner. La Jenůfa d’Asmik Grigorian est extraordinaire : la mobilité du visage, l’expression du regard, la liberté du corps, gracieux autant qu’écrasé, le sourire dans la misère, son côté animal blessé aux yeux embués qui embuent les vôtres, sont d’un théâtre si naturel qu’il en apparaît comme la réalité de la vie même. Et si son chant incomparable et sa présence – l’un n’allant pas sans l’autre – sont parcourus d’éclairs d’émotion, sa prière magnifique, et d’une simplicité renversante, dit que l’acte III sera irrésistible. Face à Mattila, – et Spence ne compte pas pour rien dans le duo qui suit – elle offre ces moments qu’on lui sait renversants, comme dans Suor Angelica cet été à Salzbourg. On sort du troisième acte en pleurs. La salle hurle, à juste raison. Un document incontournable.

Pierre Flinois

 À lire : notre édition de Jenůfa/L'Avant-Scène Opéra n°102