Christian Gerhaher (Nikolaus Lenau), Juliane Banse (Sophie von Löwenthal/Therese Niembsch), Ivan Ludlow (Anton Xaver Schurz/Georg Reinbeck), Sarah Maria Sun (Marie Behrends/Karoline Unger), Annette Schönmüller (Therese Schurz/Bertha Hauer/Emilie Reinbeck), Philharmonia Zurich, Basler Madrigalisten, dir. Heinz Holliger.
ECM New Series 4856322 2622/23. Live mars 2018, Zurich. Notice allemand-anglais, livret en allemand. Distr. Universal.

À plusieurs reprises déjà, Heinz Holliger s’était intéressé à des artistes ayant sombré dans la folie, notamment dans son mémorable Scardanelli-Zyklus fondé sur la poésie tardive de Hölderlin. Après un cycle de lieder pour baryton et piano qui peut apparaître comme une étape préparatoire, il confiait à Händl Klaus la tâche délicate d’incorporer les mêmes vingt-trois phrases tirées des écrits de Nikolaus Lenau à autant de pages (Blätter) structurant l’opéra Lunea (2013-2017). Doublement programmatique, ce titre préfigure le jeu sur les anagrammes (Lunea-Lenau) qui traverse l’opéra tout en soulignant le caractère lunaire de l’écrivain et de ses derniers écrits.

On tiendrait légitimement pour impossible de construire une dramaturgie sur un assemblage de textes dépourvu d’intrigue, de continuité, de personnages au sens typologique du terme, dépourvu même de narrativité. Mais Holliger et Klaus réalisent une prouesse qui consiste en quelque sorte à transplanter à l’opéra le principe de la caméra subjective, nous injectant dans la peau de Lenau. Présentés sans parti pris, sans jugement, sans commentaire ni message sous-jacent, les mots de l’écrivain dégagent une présence expressive brute. À partir de la crise qui marque le début de la déchéance, la structure de l’opéra se renverse, présentant des éléments rétrogradés, à commencer par les lettres des adjectifs numéraux ordinaux qui annoncent chacune des « pages de vie ».

Sur les cinq rôles (Lenau, sa mère et des proches), deux sont confiés à des voix masculines. Si le choix de deux barytons aux timbres de surcroît assez proches peut d’abord surprendre, il apparaît assez vite qu’Anton Schurz, beau-frère de Lenau, représente ici le dédoublement de personnalité du poète. Artisan de cette démultiplication musicale du rôle principal, Ivan Ludlow le coiffe d’une aura qui prend notamment la forme d’une extension polyphonique ou d’un écho distordu. S’il semble vouloir lui aussi, avant nous, se glisser dans la peau de Lenau, Christian Gerhaher impressionne davantage encore parce qu’il se glisse dans l’écriture de Holliger avec un naturel confondant. Sa voix aux multiples teintes et pourtant homogène, souple et puissante, est assurément opératique mais elle rejoint également l’intimité du lied. Le baryton détimbre quand il le faut, raccourcissant la distance entre le chant et les passages parlés. Traités le plus souvent comme un chœur de solistes, les Basler Madrigalisten participent aussi, entre autres fonctions – notamment la mise en vibration subliminale d’anagrammes de mots clés ou le déploiement d’une figure entropique de chute lente et inexorable – à la ramification polyphonique, voire hétérophonique, des lignes mélodiques confiées à Lenau. Autant pour la finesse de sa complémentarité avec les voix solistes que pour sa consistance polyphonique, le chœur suisse est remarquable.

Sophie von Löwenthal, à qui le poète voue un amour qui n’est probablement pas étranger à son déclin psychique, doit en partie au soprano radiant de Juliane Banse une présence enveloppante. Moins sollicitée, Sarah Maria Sun apporte avec son double rôle, plus particulièrement celui de Maria, la luminosité d’un soprano plus aigu.

L’écriture orchestrale accorde autant d’importance au souffle, au frottement et à la stridulation, qui évoquent l’univers acoustique de Lachenmann, qu’à la plénitude des timbres et de leurs alliages. Très belle en soi, elle est aussi très finement pensée dans son rapport aux voix, rapport auquel ne nuit évidemment pas le fait que le compositeur guide lui-même le Philharmonia Zurich. L’effectif permet le tutti mais aussi des combinaisons chambristes et même des solos. Cimbalom pour évoquer la Hongrie, violon en tant qu’instrument joué par Lenau dans ses moments de souffrance, clarinette basse, flûtes au son détimbré en doublure des voix féminines du chœur, percussions résonantes en soutien d’un chœur murmuré, tous ces timbres peuvent aussi s’associer à des tutti à l’harmonie nettement polarisée. Dans un contexte où l’atonalité domine, des gestes référentiels apportent subrepticement un contraste harmonique, les images qu’ils éveillent tenant plutôt, lorsque les mots « Schwarze Wolken » (nuages noirs) provoquent une citation de Trübe Wolken de Liszt, du clin d’œil.

Attentif aux détails de l’écriture des textures dynamiques, Holliger l’est tout autant lorsqu’il s’agit de maintenir les sons en lévitation. C’est sans doute ce qui donne tant d’intensité à sa musique lorsqu’elle bascule, lors des moments qui comptent parmi les plus émouvants de ce Lunea, sur son versant lunaire.

Pierre Rigaudière