Cecilia Bartoli (Ariodante), Nathan Berg (Le Roi d'Ecosse), Kathryn Lewek (Ginevra), Rolando Villazon (Lucarnio), Christophe Dumaux (Polinesso), Sandrine Piau (Dalinda), Kristofer Lundin (Odoardo). Chœur Bach de Salzbourg, Les Musiciens du Prince-Monaco, dir. Gianluca Capuano. Mise en scène : Christof Loy. Réalisation : Tiziano Mancini.
DVD Unitel 802408. Notice en anglais, allemand et français. Distr. DistrArt Musique.

Avec cette production d'Ariodante, créée en 2017 au festival de Pentecôte de Salzbourg et captée l'été suivant, Cecilia Bartoli abordait, pour la première fois à la scène, un rôle en travesti (si l'on exclut les Cherubino qu'elle a pu chanter en début de carrière). Dans une de ces tessitures de castrat qui lui sont si chères et qu'elle a beaucoup illustrées au disque, sa technique éprouvée fait merveille dans les vocalises rapides de « Con l'ali di costanza » et les fureurs de « Preparati a morire ». La longueur de sa voix s'épanouit dans le fameux « Scherza infida » auquel elle apporte mille subtiles nuances. Au troisième acte, elle offre au grand arioso « Cieca notte » une expressivité aux limites du chant proprement hallucinante, et se joue avec un humour facétieux de l'air de réjouissance « Dopo notte ». Brouillant les cartes des genres, au fil d'étonnantes métamorphoses, elle incarne dans un étrange registre androgyne, son personnage avec un engagement et une intensité admirables.
La mise en scène de Christof Loy s'appuie sur un travail d'acteurs très approfondi pour donner aux personnages une forte identité, opposant dans sa vision l'univers idéal et chevaleresque de l'Arioste, incarné par le rôle-titre et sa bien-aimée, à celui d'une réalité contemporaine, dominée par le sexe et la possession physique, que représente Polinesso, séducteur brutal et méprisant, quelque part entre pervers narcissique et monstre sadien. Les scènes où il manipule, dans tous les sens du terme, la pathétique Dalinda ne sont qu'une préparation au Ballet des Songes du deuxième acte où la cohorte de danseurs masculins qui représentait, en costumes d'époque, ses prétendants au premier acte, cette fois en costume-cravate, moleste et agresse sexuellement Ginevra, en petite tenue, sous son regard complaisant. Maquillage et costume lui donnent alors des allures de Tartuffe ou de Marquis de Sade, proprement lucifériennes.
Ces glissements d'une époque à une autre sont sans doute l'élément le plus déconcertant de la production, mais ils permettent de révéler toute la violence qui se joue sous les aspects policés du livret, dans ce drame de la trahison et de la désillusion. Le décor monumental, d'une froideur totale, est seulement tempéré par quelques toiles de fond au premier acte, se transformant d'immense hall aux multiples portes en un corridor en trompe-l'œil puis en antichambre laissant toujours la même sensation d'oppression. Autour de la diva ou plutôt du primo uomo, la distribution frôle l'idéal, particulièrement en termes de caractérisation. Le contre-ténor haut perché au timbre insinuant de Christophe Dumaux, la Dalinda virtuose et frémissante de Sandrine Piau à la ligne de chant parfaite, la candide Ginevra de Kathryn Lewek (bouleversante dans sa scène d'incrédulité), le solide Roi de Nathan Berg bien qu'un peu monochrome, et le beau ténor lyrique de Rolando Villazon en Lucarnio dont la chaleur compense quelques imprécisions, tous apportent à leurs rôles une musicalité et une présence basée sur une vocalité où l'ornement et la vocalise sont de véritables moyens expressifs. Le riche continuo enlumine particulièrement les passages en récitatifs et le petit chœur se révèle parfaitement homogène dans ses quelques interventions. Dans la fosse, les Musiciens du Prince-Monaco sous la direction de Gianluca Capuano offrent de la partition – donnée dans son absolue intégrité (3h30 de musique) – une lecture vivante, dramatique et raffinée qui colle pas à pas à la puissante théâtralité d'un spectacle audacieux et captivant, qui dans son regard analytique reste toujours d'une grande cohérence.

Alfred Caron