Reinoud van Mechelen (Hippolyte), Elsa Benoit (Aricie), Sylvie Brunet-Grupposo (Phèdre), Stéphane Degout (Thésée), Séraphine Cotrez (Œnone), Arnaud Richard (Neptune/Pluton), Eugénie Lefebvre (Diane), Lea Desandre (Prêtresse de Diane/Chasseresse/Matelote/Bergère), Edwin Fardini (Tisiphone), Constantin Goubet, Martial Pauliat, Virgile Ancely (les 3 Parques). Chœur et Orchestre Pygmalion, dir. Raphaël Pichon, mise en scène : Jeanne Candel, décors de Lise Navarro, costumes de Pauline Kieffer, lumières de César Godefroy, collaboration aux mouvements, Yannick Bosc (Paris, Opéra-Comique, novembre 2020, filmé par François Roussillon).

DVD Naxos, n° 2.110707. Présentation bilingue (fr., angl.). Distr. Outhere.

La production d’Hippolyte et Aricie de l’Opéra-Comique, prévue lors de la saison 2020-21, est devenue une captation DVD, enregistrée à huis clos du fait de l’épidémie de covid. La réussite réside avant tout dans l’élan musical et la stylistique ramiste qu’impriment le Chœur et l’Orchestre Pygmalion sous la direction de Raphaël Pichon. Choisir la troisième version de cette tragédie lyrique (1757) permet d’enrichir la discographie de cet opus lyrique inaugural de Jean-Philippe Rameau, quinquagénaire lors de la version originale de 1733, remaniée en 1742. Toutefois, le choix n’est pas opportuniste lorsque l’on connaît l’implication talentueuse de l’ensemble Pygmalion dans le répertoire français, notamment ses enregistrements de Castor et Pollux (CD Harmonia Mundi, 2015) et de Dardanus de Rameau (CD Alpha, 2013). Débarrassée du Prologue contextuel et musicalement révisée, cette version tardive d’Hippolyte et Aricie plaide pour l’inventivité de son orchestration, notamment lors des symphonies descriptives du Tonnerre, des Enfers ou des grands chœurs, tel celui « Faisons partout voler nos traits » avec cors et trompettes. Quant aux audaces harmoniques, elles témoignent du savoir-faire du théoricien Rameau : à cet égard, celles du trio des Parques « Quelle soudaine horreur » ont quasiment un siècle d’avance !

La mise en scène de Jeanne Candel (à l’origine du collectif La Vie brève) joue et déjoue les codes de la tragédie en musique du xviiie siècle avec quelques gestes d’irrévérence. Ce faisant, elle allie une lecture pertinente d’intrigues entremêlées aux exigences du public contemporain pour un spectacle sensible et ludique. Sous Louis XV, cet opéra n’était déjà plus racinien, car le livret de l’abbé Simon-Joseph Pellegrin visait davantage à traduire les canons de l’Académie royale de musique plutôt que la funeste tragédie de Racine (Phèdre). Le fastueux spectacle couvrait tant le spectaculaire des Dieux que celui des Enfers (acte II) sans obérer la pastorale galante des amants Hippolyte et Aricie (I, III), entravée par l’amour compromettant de la reine Phèdre pour le fils de son royal époux, le roi Thésée. Pour le plaisir des spectateurs des Lumières, une pléiade de rôles chantants et dansants escortait les nobles rôles, contribuant à crédibiliser chaque univers et à offrir une fin heureuse puisqu’Hippolyte ressuscitait entre les bras d’Aricie. En 2022, cette astucieuse actualisation ne parasite pas la dramaturgie d’une tragédie lyrique lorsque le peuple de chasseurs, bottés et ceinturés de cuir noir, carabine sur l’épaule, déclenche un dripping coloré (à la Niki de Saint Phalle), éclaboussant la toile des chastes prêtresses au temple de Diane (I). De même, le corso carnavalesque de matelots-matelotes peine à extirper Thésée de sa dépression après la révélation des amours interdites de Phèdre (III). Pourtant, de Grosses-têtes en baigneurs des Sixties ou bien surmontées de la tête du Minotaure (rappelant l’exploit de Thésée) s’agitent joyeusement lors ce divertissement. Le spectacle contemporain gagne ici en spontanéité populaire ce qu’il perd en chorégraphie, lorsque rires et cris surlignent l’ivresse rythmique des rigaudons.

Dans les décors de Lise Navarro et les lumières de César Godefroy, chacun des cinq actes révèle sa couleur soit lumineuse, soit obscure selon la tradition picturale baroque, et même métallique pour l’univers carcéral des Enfers. La lisibilité des trois mondes – les dieux, les régnants et leur cour, le peuple – est unifiée par la structure unique qui quadrille le fond de scène à nu : un dédale d’escaliers en sus de l’ascenseur. Les costumes participent également de cette lisibilité : tandis que les dieux y paradent en cravate (Pluton et ses 3 Parques), les régnants d’Athènes paraissent en casaque mordorée, le peuple chasseur en pantalon blanc. À l’exception de la reine Phèdre de noir vêtue, le blanc semble le référent de la production, décliné depuis le bandage virginal de la poitrine d’Aricie (qu’elle enroule dès le lever de rideau), jusqu’à son linceul de (fausse) veuve, transformé en drap de lit mouvant sous lequel s’accouplent les amants réunis. Si l’amour triomphe, la mise en scène choisit de basculer vers notre temps au final. La bergère empoigne son vélo, casque sur la tête, pour embarquer le public… vers le temps des applaudissements !

C’est au royaume de Pluton (II) que l’imagination de l’Orchestre Pygmalion rejoint celle visionnaire de Rameau au plus haut degré. Le premier trio des Parques, extatique et hors temps cède la place à celui de la prédiction, « Quelle soudaine horreur », dont le traitement madrigalesque est foudroyant d’émotion. Entre temps, le désarroi insondable qui s’empare de Thésée, implorant Neptune pour retourner chez les vivants, est un climax théâtral, comme plus tard, celui qui accuse les ravages causés par la prédiction.

Plutôt homogène, la distribution vocale distingue quatre interprètes de haut vol qui partagent la même maîtrise du style ramiste et même limpidité dans la prosodie française. Grâce à la mise en scène renouant avec les sources du mythe, les amants sont acteurs consistants du drame. Reinoud van Mechelen imprime l’éloquence tour à tour amoureuse, persuasive d’Hippolyte face à l’amante ou bien la rébellion face à Phèdre. La douceur du timbre dans l’aigu et la délicate flexibilité renouent avec le talent de l’historique Pierre de Jélyote, dont l’interprète s’emploie à exhumer les rôles au CD (Jéliote haute-contre de Rameau, Alpha, 2021). La princesse captive Aricie – Elsa Benoit – déploie une élégance expressive dans ses libations au culte de Diane, attentive au tuilage avec les flûtes de l’orchestre qui caractérisent ses interventions. Son chant confine au pathétique dans l’air « Quels doux concerts » (V). Le roi Thésée, que Rameau place au premier plan, bénéficie de la puissante incarnation du baryton Stéphane Degout, qui modèle les inflexions du récitatif et la vocalité démonstrative de l’air, approfondies depuis sa prise de rôle à l’Opéra national de Paris (2012). En roi d’Athènes, le tragédien déploie les facettes intimes d’une psyché complexe : ami loyal à la recherche d’un disparu, père halluciné bannissant Hippolyte, parricide bouleversant lorsqu’il délègue à Neptune le trépas de son fils qu’il croit coupable (« Puissant maître des flots », III). Seules quelques notes du registre grave lui résistent. Rejoignant le cartel qualitatif de cette distribution, Lea Desandre (mezzo-soprano) endosse quatre rôles épisodiques avec une préciosité, une malice ou une séduction captivantes. Pour se contenter d’une seule prestation, l’aisance des aigus filés dans la redoutable ariette « Rossignols amoureux » (épilogue du V) est saisissante.

Les fureurs passionnées de Phèdre sont puissamment incarnées par Sylvie Brunet-Grupposo, mezzo dont le timbre capiteux et mûr convient au rôle. Elle délivre une poignante émotion aux abords de son suicide (fin du IV). Toutefois, sa stylistique devient flottante lors des duos, notamment celui de ses aveux ardents à Hippolyte. Par ailleurs, nous relevons l’implication du comparse Tisiphone (Edwin Fardini) aux Enfers, la belle expressivité de la nourrice Œnone (Séraphine Cotrez), minorée par une diction incertaine. Nous sommes moins séduits par les interprètes de dieux et déesse, correctement tenus mais sans charisme : Eugénie Lefebvre en Diane, Arnaud Richard, manquant singulièrement de projection en Pluton (ou Neptune).

Quant au chœur de l’ensemble Pygmalion, d’où sont issus les solistes des Parques, il concentre tous les éloges tant la plénitude et l’expressivité sont permanentes, à l’égal du jeu des instrumentistes sous la baguette du maître d’œuvre Pichon. Grâce au DVD d’Hippolyte et Aricie, le sésame qu’invoquait Rameau – « La vraie musique est le langage du cœur » (1722) – retrouve toute son actualité.

 Sabine Teulon-Lardic