Michael Slattery (Miles Zegner), John Moore (« Pa » Zegner), Talise Trevigne (« Ma » Zegner), Abigail Nims (La Fille aînée Zegner), Cree Carrico (La Fille cadette Zegner), Andrew Harris (Le Croquant), International Contemporary Ensemble, dir. Christopher Rountree (2018).
Pentatone PTC 5186 754. 1h20’. Notice en anglais. Distr. Pentatone.

 

C’est une bouffée d’air nord-américain que nous envoie ce Proving Up. En premier lieu parce qu’il s’empare, via la nouvelle éponyme de Karen Russell, transformée par Royce Vavrek en un livret assez compact, d’un thème fondateur de l’histoire et de la culture américaines : la conquête de l’Ouest. Le Homestead Act signé en 1862 par Lincoln, stipulant qu’une famille en mesure de prouver – d’où le titre Proving Up – qu’elle occupait un terrain depuis plus de cinq ans pouvait en revendiquer la propriété, stimula fortement la colonisation de l’Ouest par des familles non seulement est-américaines, mais aussi originaires d’Europe, comme les Zegner du présent opéra. La musique de Missy Mazzoli est quant à elle typique d’un rapport très ouvert au matériau musical, s’accompagnant d’un polystylisme assumé, tendance plus courante outre-Atlantique qu’en Europe.

Les didascalies du livret nous laissent très vite comprendre que l’on évolue dans un univers narratif surréaliste, lointain héritier de Lewis Carroll, ce que ne tardent pas à confirmer les répliques elles-mêmes. Un chant quasi-a cappella très sobre, puisant dans la chanson Uncle Sam’s Farm, permet d’accéder directement au cœur historique et symbolique du sujet tout en mettant en valeur la voix chaleureuse du baryton John Moore, lequel prend ici le parti de la clarté et de la simplicité. L’accompagnement sporadique et harmoniquement décentré d’une guitare s’étoffe à mesure que la voix se fait plus véhémente (dans une ellipse narrative, les années passent tandis que la dépendance à l’alcool augmente), et la stylisation d’un idiomatisme instrumental populaire suggère l’influence du Berio des Folk Songs.

La soprano Talise Trevigne campe une Mrs (« Ma ») Zegner présente et consistante, parfois peut-être un peu trop emphatique, mais qui constitue le rôle féminin le plus décisif de l’opéra. Les timbres plus diversifiés qu’adoptent Abigail Nims (mezzo-soprano) et Cree Carrico (soprano) tiennent à la composante buffa des rôles des filles Zegner, enfants défunts dont se manifestent les esprits, de façon presque toujours gémellaire et éventuellement maléfique. Leur chant parallèle dans la partie I adopte un débit haché qui, doublé d’une tendance à la répétition de motifs, n’est pas sans évoquer certains traits du minimalisme. Le goût de la compositrice new-yorkaise pour les textures néo-baroques, où l’on retrouve un peu le geste stravinskien de la « fausse note » dans un contexte globalement consonant, n’est d’ailleurs pas incompatible avec un bagage harmonique partiellement hérité de Glass et d’Adams. Michael Slattery nous offre, chose rare à l’opéra, une excursion hors de la typologie vocale la plus usuelle en réussissant à travestir son ténor clair et dense en une voix juvénile – moins timbrée et parfois hésitante – parfaitement adéquate à son rôle d’adolescent. Il nous épargne cependant l’effet parodique d’un tel exercice, et c’est plutôt au registre de la comédie musicale que l’on pense à plusieurs reprises, même si son timbre non altéré refait surface dans la scène finale, où l’on entrevoit le frisson qu’il peut donner dans la Sérénade de Britten qu’affectionne l’interprète. Le « Sodbuster », un paysan fantomatique peu amène, règne en maître sur une partie VI au caractère surréel typique de l’ensemble de l’œuvre. Andrew Harris en fait un personnage glaçant qui, muni d’une voix de basse à la profondeur sépulcrale, pourra rappeler un certain Commandeur.

Missy Mazzoli manifeste, entre autres qualités, un sens indéniable de la situation musicale, ainsi qu’une façon très appréciable de tirer de moyens volontairement limités un fort potentiel expressif. Là, les musiciens de l’International Contemporary Ensemble évoluent sur un terrain qu’ils maîtrisent remarquablement. Ainsi, les irisations acoustiques du verre magique et le quasi-récitatif de « Pa » Zegner, accompagné principalement par une contrebasse (partie III), font mouche, comme le chœur de huit harmonicas aux faux airs de shō japonais (partie VI). Moins convaincants, une stylisation de danse paysanne façon quadrille ou un clavecin baroquisant s’accompagnent d’une sensation de déjà entendu, et certaines harmonies empruntées à la musique de film hollywoodienne mainstream manquent d’originalité, d’autant que le panachage de ces éléments hétérogènes pourra par moments apparaître comme une posture esthétique un peu systématique. Quoi qu’il en soit, la dynamique dramaturgique de Proving Up est efficace, et elle le doit au moins autant à la musique qu’au livret.


Pierre Rigaudière