Judith Chemla (Jeanne d’Arc), Jean-Claude Drouot (Frère Dominique), Christian Gonon et Adrien Gamba-Gontard (divers rôles), Claire de Sévigné (La Vierge) Christine Goerke (Marguerite), Judit Kutasi (Catherine), Jean-Noël Briend (Porcus, etc.), Steven Humes (Une Voix, etc.). Rotterdam Symphony Chorus, Netherlands Children’s Choir, Royal Concertgebouw Orchestra, dir. Stéphane Denève (live Amsterdam, 27-28 septembre 2018).
SACD RCO 19001. Livret et notice en fr., ang. et all. Distr. Warner Music.


Après Lia Félix puis Sarah Bernhardt, qui avaient incarné la Jeanne d’Arc de Barbier et Gounod, la danseuse Ida Rubinstein (initiatrice et créatrice, en 1911, du Martyre de saint Sébastien de Debussy et D’Annunzio) ressentit l’impérieux désir de s’identifier à la Pucelle qui, entre temps, avait été canonisée. De l’héroïne, portée à la scène par Schiller, à la sainte, il y avait un pas qui fit d’abord reculer Paul Claudel, sollicité, en 1934, pour écrire le drame. Jeanne d’Arc avait alors été annexée par l’Action Française et servait d’étendard à un nationalisme étroit, antidémocratique et xénophobe. C’est une vision fulgurante de deux mains liées faisant le signe de la croix qui déclencha le processus créateur.

Partant du sommet de l’existence, l’instant de la mort où se déroule, dit-on, le film des événements qui l’ont marquée, Claudel transposa à la scène le procédé cinématographique du flash-back : sur le bûcher, l’âme de Jeanne écoute le livre de sa vie lu par Frère Dominique, fondateur d’un ordre qui devait faillir à sa mission après lui. Deux morts qui évoquent les vices et l’aveuglement des vivants, l’horreur du procès et du bûcher, mais aussi la voix des cloches et la douceur des chansons populaires (« Trimazô ») dont l’expression va bien au-delà de la touche pittoresque : elles sonnent pour l’auditeur avec l’éloquence des voix d’un passé enfoui, avec la force mystérieuse de l’attachement à ce qui n’appartient même pas au domaine de l’art ou de la culture, à ce rien qui bouleverse.

Une naïveté un peu fabriquée parfois ? Une limite indécise entre l'émotion et la sensiblerie ? Fascinante ou dérisoire, sincère ou artificielle, attachante ou répulsive, Jeanne d’Arc au bûcher ne laisse d’autres alternatives que les extrêmes, encore qu'il soit permis d'aimer aussi les aspects les plus discutables du poème et de la musique comme on admet les libertés prises avec la vérité historique.

La singularité d’une articulation dramatique non linéaire, la variété des tableaux ironiques, pathétiques, tendres, cruels, fervents, la force du verbe claudélien décuplée par la déclamation en mélodrame, la maîtrise polyphonique d’Honegger, la richesse de son invention orchestrale et l’éloquence de son inspiration expliquent la popularité dont l’œuvre a joui depuis sa création en 1938. Ses ressorts sont si solides qu’elle est à l’abri du naufrage.

En témoignent, parmi les enregistrements notables, l’un (audio) capté à Stuttgart en 2011 sous la direction fervente de Helmuth Rilling, avec Sylvie Rohrer (Jeanne) et Eörs Kisfaludy (Frère Dominique) ; l’autre (vidéo) sous la conduite très mobile de Marc Soustrot, filmé à Barcelone en 2012 avec Marion Cotillard et Xavier Gallois. Sachant la familiarité de Stéphane Denève avec ce répertoire, on ne s’étonnera pas de la qualité de ce qu’il nous offre dans les conditions d’une prise en concert : vivant, habité, juste. Pour qui ignorerait que la carrière de Jean-Claude Drouot ne s’est pas limitée à manier la fronde pour sauver Isabelle des griffes du sombre Messire Florent, son Dominique en imposera par un charisme sans surpoids. Un peu gamine au début, Judith Chemla trouve sa voie et sa voix au fil des répliques ; on jurerait, à certains accents, qu’elle a fait son miel de la prestation de Marion Cotillard, à moins qu’elle ait eu le même coach ; on ne s’en plaindra pas.

Le rôle essentiel des comédiens ne justifierait pas qu’on se borne à les mentionner s’ils avaient à leurs côtés des chanteurs de même envergure. Mais, dans le présent enregistrement, comme dans les précédents (sauf, par exception, le Cauchon fulgurant de Yann Beuron à Barcelone), les interventions, plus ou moins saillantes, des multiples personnages secondaires se voient confiées à des artistes dont les moyens modestes souffrent de la comparaison. En l’occurrence la tension de Jean-Noël Briend (Cauchon) écrasé par l’orchestre, est accentuée par la prise de son, tandis que le duo de Catherine et Marguerite - déjà ingrat vocalement - pâtit de la concurrence de la voix amplifiée de Jeanne dont la « présence » et le « naturel » de la diction l’emportent sur celles de Christine Goerke et Judit Kutasi reléguées au second plan. Très exposée, la Vierge a trop peu à chanter pour être distribuée sans faire de tort à la cantatrice ; parfaite Reine de la Nuit, Claire de Sévigné semble un peu à la peine.

Inutile de souligner les qualités du Royal Concertgebouw Orchestra ; en revanche, le souci de prononciation du Rotterdam Symphony Chorus n’est guère contrarié que par les choix prosodiques d’Honegger qui exigeraient une double ration de travail.


Gérard Condé