Roberto de Candia (Falstaff), Simone Piazzola (Ford), Joel Prieto (Fenton), Christophe Mortagne (Caïus), Mikeldi Atxalandabaso (Bardolfo), Valeriano Lanchas (Pistola), Rebecca Evans (Alice), Ruth Iniesta (Nannetta), Daniella Barcellona (Quickly), Maite Beaumont (Meg), Chœurs et Orchestre du Teatro Real Madrid , dir. Daniele Rustioni, mise en scène : Laurent Pelly (2019).
BelAir Classiques DVD BAC 177 / Blu-ray BAC 477. 2h8’. Distr. Outhere.

 

Capté à Madrid en 2019, ce Falstaff appelé à reparaître à Bordeaux et à Bruxelles est une belle leçon de théâtre, qui aurait gagné à plus de splendeur vocale pour s’imposer au sommet d’une vidéographie plus riche que totalement éblouissante. C’est qu’une fois de plus le magicien Laurent Pelly est à son affaire, qui sait apporter à la comédie verdienne un éclairage aussi doucereux que drolatique, mais sans indulgence aucune : voici donc un Sir John crasseux et défait, aussi imbu de sa personne que de son laisser-aller, entouré de deux copains tout droit sortis d’un East-End londonien vu par Ken Loach. En les installant dans une minuscule Jarretière, pub coincé sous les fenêtres d’un mur sinistre qui nous transporte loin du Windsor romantique de la tradition shakespearienne, Pelly transpose l’œuvre au jeu du XXe siècle, années 60/70, avec les clins d’œil qu’on lui connaît. Barbara de Limburg, sa décoratrice, s’est surpassée en opposant ce pub de banlieue sinistre à l’escalier d’honneur, aussi pompeux que prétentieux (et parfaite machine à mouvements d’ensemble) pour symboliser la demeure cossue des Ford. Univers de couleurs anglaises attendues, marrons et verts déclinés dans toutes les gammes de la mocheté, du pantalon informe de Sir John au trench de Ford, et aux canapés de sa demeure – mais comment l’éviter quand on connaît les bancs de The House of Commons ? Plus joyeux, les rouge (Nannetta), rose (Alice) et jaune (Quickly) des dames, inscrites dans un mélange réussi de Saintes Chéries et de Desperate Housewives insularisées et sixties, tout aussi aptes à faire résonner la critique sociale bourgeoise posée comme principe par Pelly. La scène finale seule viendra rompre, entre chêne évoqué plus que montré, miroirs, vapeurs, et costumes enfarinés, la grisaille du propos par l’ajout de ce qu’il faut de poésie, mais sans rien perdre de la causticité voulue. Cela fonctionne à merveille, même si par trop de réalisme contemporain, cela n’émerveille point.

C’est aussi que la distribution, inégale, n’éblouit guère, la verve souriante requise s’esquivant trop dans un chant qui ne peut faire vibrer le propos du metteur en scène du contrepoint nécessaire. Ainsi, Roberto de Candia a certes les notes, mais manque de ce qui fait les grands Pancione : le timbre terne, l’ambitus réduit, les nuances qu’on aimerait plus subtiles, il apparaît quelque peu éteint. L’amertume prenant le pas sur la jovialité, il ne laisse pas un portrait marquant. À l’inverse, Simone Piazzola, Ford joué parfaitement désagréable à force de bêtise surexposée, fait beaucoup avec ses grands moyens, trop même, sans que la beauté du chant s’impose non plus. Mikeldi Atxalandabaso, Valeriano Lanchas, sont les débiles extravertis qu’il faut, qui couinent aussi bien que Christophe Mortagne, Caïus agité et caricatural en diable. Plus séduisants, Joel Prieto, qui a tout du jeune premier accrocheur, de voix comme de physique, et les dames. Si Daniela Barcellona n’a pas ou plus vraiment les moyens de Quickly, dont les amateurs de grave abyssal resteront ici frustrés, on a une jolie Nannetta, sinon magique d’aigus, incarnée par Ruth Iniesta, et une excellente Meg de Maite Beaumont. Mais c’est Rebecca Evans, médiocre Nannetta chez Gardiner voici vingt ans, qui emporte la palme : mûrie de timbre et plus assurée de ton, elle chante avec un côté joyeux et goulu qui donne à son Alice, bourgeoise à fond en faux Chanel, maîtresse femme et maîtresse du jeu, une personnalité forte qui ne fait qu’une bouchée de son entourage comme de son méchant mari, et domine le plateau sans peine.

Si l’on peut accepter d’entendre là une équipe sans vedettariat, on peut préférer Falstaff plus brillamment rendu sur ce seul plan vocal. C’est pour cette version, face à la concurrence, en CD (Toscanini, Karajan, Bernstein…) et même en DVD (Solti/Friedrich/Bacquier, Haitink/Vick/Terfel, Muti/Cappuccio/Maestri, Levine/Carsen/Maestri…), redoutable. Heureusement, Daniele Rustioni bat, lui, la partition au rythme vivace et enchanteur de Verdi et emporte son orchestre dans un festival de vie, et là, c’est un bonheur.

 

Pierre Flinois