Sarah Aristidou (Shoko), Giulia Peri (Midori), Olivia Vermeulen (Saiko), Robin Tritschler (le Poète), Andrè Schuen (Josuke Misugi), Ensemble Modern, Schola Heidelberg, dir. Michael Boder, mise en scène : Karl Markovics (Festival de Bregenz, 15 et 17.VIII.2018).
Unitel/C Major 754208. Notice et synopsis all./angl./franç. Distr. DistrArt Musique.

C’est avec Das Jagdgewehr (Le Fusil de chasse, livret de Friederike Gösweiner d’après le roman de Yasushi Inoue) que Thomas Larcher, compositeur que l’on connaissait jusque-là principalement pour sa musique instrumentale, a récemment franchi le pas qui le séparait de l’opéra. Il s’empare d’un récit dont l’intrigue repose sur trois lettres de femmes que leur destinataire, le chasseur Josuke Misugi, confie au Poète, figure à la fois centrale et secondaire du drame. Autant cette structure est fertile sur le plan littéraire, autant le fait qu’elle induise une action scénique faite essentiellement des souvenirs des protagonistes et de leurs commentaires oriente l’opéra vers une dramaturgie psychologique que les sauts temporels ne suffisent pas totalement à animer. De même, le décor unique conçu par Katharina Wöppermann, un cadre blanc évoquant une feuille de papier à lettre, traversé par un chemin du même matériau, contribue à river l’action à un point focal.

Bien qu’il se tienne en-dehors de l’action principale, contingenté au début et à la fin de l’opéra, le Poète agit comme un catalyseur, et le timbre limpide du ténor Robin Tritschler encadre, voire surplombe l’univers musical « réel ». Le passage du prologue où il passe en Sprechgesang, doublé par un chœur qui chante quant à lui des hauteurs déterminées, semble souligner son extériorité au drame, qui pourtant ne lui est pas indifférent. Andrè Schuen habite avec beaucoup de finesse les états psychologiques traversés par le chasseur, et le caractère intimiste qu’il donne par moments à sa voix confine, lorsqu’il rencontre une texture orchestrale raréfiée, avec l’univers du lied.

Le centre de gravité se déplace ensuite vers les trois voix féminines. La soprano Sarah Aristidou campe une Shoko intense mais au vibrato ample et particulièrement tendu dans l’aigu, auquel on préfère le ton plus introspectif adopté à la scène 5. Le contraste ne saurait être plus net avec la largeur et la douceur du timbre de mezzo qui signale l’entrée en scène d’Olivia Vermeulen (Saiko, liaison extra-conjugale de Josuke et mère de Shoko). Le flashback sur la rencontre des deux amants – on reste sceptique sur le symbolisme un peu téléphoné du moment où ceux-ci s’emballent, sans véritable grâce chorégraphique, dans un drap – laisse filtrer la probable influence des opéras de Thomas Adès. Ce n’est pas le recours appuyé aux aigus tranchants de Giulia Peri, alors que Midori, épouse de Josuke, vient secrètement d’assister à la scène, qui risque de tempérer cette impression, tant il est difficile alors de ne pas penser à l’Ariel de The Tempest.

Une ballade aux lointains accents médiévaux met de nouveau en valeur l’ample assise vocale d’Olivia Vermeulen et souligne par la même occasion le goût de Thomas Larcher pour les références stylistiques historiques. Mais la trouvaille musicale la plus remarquable réside dans l’intégration des lignes mélodiques solistes à une trame chorale très verticale qui semble presque, par moments, agir comme un harmonizer électronique. Ce procédé illumine un moment clé de la rencontre entre Saiko et Midori.

Fondée sur un orchestre dans l’air du temps avec accordéon, cimbalom, waterphone et steel drums, l’écriture instrumentale révèle un compositeur très à l’aise avec un certain syncrétisme mêlant sans heurts tonalité, impressionnisme, masses varésiennes, polyrythmie punchy, un zeste d’hédonisme hollywoodien et, lorsque le drame le requiert, une pincée de bruitisme saturé. L’Ensemble Modern n’a pas d’égal dans ce type de musique et le tout fonctionne fort bien. Sans être bouleversante, cette captation fixe un beau moment du festival de Bregenz.


Pierre Rigaudière