Cecilia Bartoli (Isabella), Ildar Abdrazakov (Mustafa), Alessandro Corbelli (Taddeo), Edgardo Rocha (Lindoro), Rebeca Olvera (Elvira), Rosa Bove (Zulma), Philharmonia Chor Wien, Ensemble Mattheus, dir. Jean-Christophe Spinosi, mise en scène : Patrice Caurier et Moshe Leiser (2018).
Unitel 801808. 2h45’. Notice et synopsis en fr., ang. et all. Distr. Harmonia Mundi.


Captée lors de la reprise estivale de la production du Festival de Pentecôte 2018, cette Italiana in Algeri fut l’occasion pour Cecilia Bartoli de mettre Isabella à son répertoire, ayant dû renoncer voici 5 ans à l’aborder. Et ce personnage haut en couleurs manquait bien sûr à sa galerie éblouissante d’héroïnes rossiniennes, aussi bien à la scène qu’au disque. La vidéo compense donc les deux absences. Est-elle parfaite pour autant ? Tout dépend de l’appréciation qu’on aura de la production des complices de longue date de la mezzo, qui pourra diviser, tant ils n’y vont pas avec légèreté. Actualisation, bien sûr, avec l’Algérie des décors de Christian Fenouillat qui plonge dans un quartier pouilleux d’une Alger d’aujourd’hui, antennes paraboliques, façades lézardées, balcons enrubannés de tissus bariolés. Caricatural, ou hyper réaliste, comme les joggings colorés, casquettes et sneakers - le costume de Kaïmakan d’un rose bonbon particulièrement seyant ! -  tout renvoie à un au-delà de la Méditerranée qui n’est pas faux. Le jeu d’acteurs osera, lui, la franche rigolade très appuyée (que la captation accentue avec ses gros-plans) pour jouer des poncifs sur le monde arabe comme sur l’univers de la péninsule : les prisonniers italiens mangent des spaghetti préparés par Mamma Cecilia, tandis que les sbires de Mustafa fument le narguilé façon caillera désœuvrée. C’est limite vulgaire mais cela fonctionne aussi fort bien, c’est sans un moment de baisse de tension de la narration. Car c’est diablement mené par un Ildar Abdrazakov déchaîné, ventru à souhait, et souvent en caleçon, mines patibulaires d’opérette (che muso !), et dynamique corporelle inépuisable. Et tout autant exalté par une Bartoli enjouée, qui comme lui s’amuse autant qu’elle amuse. Œillades et grimaces, robe rouge à fleurs aguichante, elle a tout pour faire tourner la tête des spectateurs comme des supposés algériens (le Philharmonia Chor Wien, excellent de chant comme de jeu). Serez-vous comme certains offusqués par le numéro de la prima donna conquérante, nue dans son bain de mousse, décalquant Anita Ekberg à la Fontaine de Trevi ? C’est qu’Isabella, en femme libérée chez Rossini, vient quelque peu bousculer la société du temps, italienne ou autre. Mustafa émoustillé par sa petite culotte jusqu’à se la fourrer en bouche, cela ne choquait pas grand-monde dans la salle écroulée de rire, et l’analyse n’est pas fausse, bien au contraire, car l’œuvre avec ses 205 ans d’âge reste d‘une actualité confondante, qui sous le couvert du divertissement interroge toujours sur le machisme, la rouerie, et les différences de culture de sociétés qui pour être voisines restent encore bien étrangères l’une à l’autre. Et comme tout cela est fait sans méchanceté, pour faire rire … on adhère à ces effets appuyés, mais aussi à cet investissement bon enfant, comme dans ce final rayonnant envahi par une proue de navire évoquant un Titanic sans destin cruel, à moins que … Bien sûr, ceux qui chercheraient une production plus respectueuse du bon goût pourront retourner à la merveille signée Ponnelle, avec Marilyn Horne et Paolo Montarsolo, captée au Met en 1985 (DG).

Ce ressort scénique ne trouve pas toujours le même allant dans la fosse. Si la direction de Jean-Christophe Spinosi est précise et enlevée, la réponse de l’Ensemble Mattheus est celle de pupitres manquant parfois de chair et pour les cuivres d’évidence. Cette absence relative de volubilité amène le chef à rompre parfois le continuum de la célérité par des temps morts inattendus. Autre point faible, la distribution : ni le Lindoro d’Edgardo Rocha, avec son timbre peu séduisant guère compensé par une réelle maîtrise technique, ni Rebeca Olvera, Elvira sans grand impact, ni la Zulma de Rosa Bove ne sont du niveau de la prima donna, et laissent trop ostensiblement le premier plan aux trois vedettes. Alessandro Corbelli d’abord sur la réserve, se retrouve à l’acte II au faîte de son aisance dans le rôle de Taddeo où il reste référence. Pas la moindre réserve pour Ildar Abdrazakov, d’une totale évidence : ambitus, facilité, splendeur du timbre, tout est jeu pour ce Mustafa dont les prouesses sont autant vocales que scéniques. Cecilia Bartoli se ménage elle aussi à l’acte I, dans la cavatine initiale, sagement chantée à dos de chameau en PVC, mais retrouve vite son abattage, dominant de sa verve le septuor final du I, puis étalant avec une imagination du détail sans faille toute la palette de son art du chant qui demeure d’une finesse et d’une sensibilité musicale exquises. Qu’importe alors quelques notes escamotées, ou transformées. Mission accomplie : l’Italienne de Bartoli est désormais un indispensable au catalogue rossinien.

Pierre Flinois