Herbert Beattie (Andrew Borden, le père), Ellen Faull (Abigail « Abbie » Borden, la belle-mère), Brenda Lewis (Elizabeth « Lizzie » Andrew Borden), Anne Elgar (Margret Borden, la jeune sœur), Richard Krause (le révérend Harrington), Richard Fredricks (le capitaine Jason MacFarlane), The Cambridge Festival Orchestra, The Saint Gabriel Boys Choir, dir. Anton Coppola, réal. Kirk Browning (téléfilm WNET, 1965).
VAI 4563 (2013). N&B, sous-titres anglais. Distr. DistrArt Musique.


En 1892, à Fall River (Massachusetts), Lizzie Andrew Borden (1860-1927) était accusée du meurtre à la hache de son père et de sa belle-mère. Innocentée faute de preuves, elle vécut ensuite avec sa sœur à l’écart de la communauté de la ville. Ce fait divers devint rapidement médiatique aux États-Unis, inspirant aussi bien une chanson pour enfants (!) que diverses études de criminologie ou féministes. Parmi de nombreuses adaptations musicales (sans compter le cinéma, qui fit bien sûr son miel de cette « maison des horreurs »), il faut noter le ballet Fall River Legend de Morton Gould et Agnes de Mille (1948) et l’opéra (de chambre) Lizbeth de Thomas Albert (1976).

Créé en 1965 au New York City Opera sous la direction d’Anton Coppola (frère de Carmine, oncle de Francis Ford), celui de Jack Beeson (1921-2010) l’avait précédé. Avouons qu’on le découvre ici, et que le choc est réel. D’après un scénario de Richard Plant, le livret en trois actes de Kenward Elmslie architecture une dramaturgie efficace, équilibrant airs et ensembles, moments de stase et climax puissants, y compris de discrètes touches d’humour venant éclairer la tension noire de ce huis clos familial et fatal – la culpabilité de Lizzie ne fait ici aucun doute, et s’exprime certes hors champ, mais force cris. Le métier et, mieux encore, la patte de Jack Beeson (qui composa neuf opéras) sont immédiatement audibles : un langage à la croisée entre grand lyrisme et dissonance expressive (le prélude de la scène III-3, digne d’Elektra !), un sens parfait du timing dans la distribution des élans mélodiques et d’une complexité orchestrale qui sonne sans laisser l’auditeur sur le bord de la route de ce qui se veut, avant tout, une dramatique musicale prenante, haletante même, qui sait accrocher l’oreille et l’imaginaire. Les personnages sont soigneusement caractérisés, riches de références musicales propres (allant jusqu’aux traditions musicales anglaises, chœur de garçons inclus) et d’une évolution sensible au cours des actes, jusqu’à une ultime scène pensée en épilogue distant de plusieurs années, où la solitude de Lizzie résonne soudain à vide dans la demeure qui fut le lieu d’un entre-soi meurtrier, et où l’écho de la toute première scène (visite du Révérend et chant des enfants) prend un aspect cruel – la comptine « Lizzie Borden took an ax » tourne alors en ronde infernale... Bref, c’est un peu du post-Britten couplé à un piège hitchcockien, qui se referme sur vous en moins de deux heures : que voilà un opéra « du XXe siècle » qui serait propre à captiver le mélomane du XXIe, même néophyte !

Quelques mois après la création, la télévision publique immortalisait l’œuvre (à l’exception de deux interludes supprimés car utiles surtout scéniquement) pour une diffusion programmée début 1967. La réédition par VAI, datant de 2013, nous en parvient aujourd’hui. À la réalisation, le vieux routier Kirk Browning (auquel on doit notamment 185 « Live from the Lincoln Center »), dont le talent est de masquer au mieux la post-synchronisation globale : grâce à quelques répliques a cappella captées en direct (soulignons que Beeson use de récitatif chanté), on croit vraiment entrer sans filtre dans l’action et au cœur des échanges entre personnages, même si décor et cadrages nous tirent sans cesse vers le « petit » écran plutôt que vers le grand. Identique à celle de la création, la distribution est dirigée avec verve et regroupe de hauts talents, dont la carrière opératique était alors au sommet et qui incarnent leur personnages et leurs parties vocales avec ferveur : indéchiffrable et intense Lizzie de Brenda Lewis (même si un peu âgée – 44 ans alors – pour le rôle), « parfaite » belle-mère, satisfaite et arrogante, d’Ellen Faull, père corseté et asphyxiant d’Herbert Beattie, délicate et juvénile Margret d’Anne Elgar, mordant Capitaine de Richard Fredricks, Révérend poignant de Richard Krause, en témoin démuni. Certes, l’œuvre mériterait une réalisation moins contrainte, mais cette vidéo est pour l’heure la référence à retenir pour découvrir cet opéra… tranchant.

Avis aux programmateurs : à quand Lizzie Borden à l’affiche d’un théâtre ou d’un festival français ?!

Chantal Cazaux