Dušan Popovič (Igor), Valerija Heybal (Iaroslavna), Noni Žunec (Vladimir), Žarko Cvejič (Galitski, Kontchak), Melanija Bugarinovič (Kontchakovna), Dragutin Petrovič (Ovlour), Dragomir Ninkovič (Skoula), Nikola Jancič (Iérochka), Biserka Cvejič (La Nourrice de Iaroslavna, une Jeune Polovtsienne), Choeur et Orchestre du Théâtre national de Belgrade, dir. Oscar Danon (1955). 
Decca Eloquence 482 6935 (3 CD). Texte de présentation en anglais. Pas de livret. Distr. Socadisc.


Decca nous livre deux anciens enregistrements du Théâtre national de Belgrade, datant tous deux de 1955 : ce Prince Igor de Borodine (dir. Danon), et Ivan Soussanine de Glinka (dir. Danon)*. En ce temps, les Serbes ont été les premiers « frères slaves » à rendre abondamment hommage à l’opéra russe à travers une série d’enregistrements réalisés chez Decca, ainsi que l’explique en détail le texte de présentation du livret.

Voilà quelque chose qui mérite d’être souligné d’emblée : c’est le premier Prince Igor complet, avec le troisième acte, cet acte litigieux largement composé par Glazounov à partir d’esquisses de Borodine, et de ce fait souvent omis lors d'anciennes productions et enregistrements, dont celui, vocalement splendide par ailleurs, de Melik-Pachaïev (Bolchoï, 1951). Pourtant, celui dont nous rendons compte aujourd’hui fait à présent lui-même un peu figure d’obsolète depuis la version de Gergiev (Mariinski, 1994), qui a restitué plusieurs épisodes manquants dans la partition éditée par Bélaïeff. 

Cela ne doit pas pour autant empêcher un jugement impartial de l’interprétation.  La distribution est dominée largement par le timbre somptueux, aux magnifiques résonances, de Dušan Popovič dans le rôle-titre, altier autant qu’humain.  Face à lui, Žarko Cvejič s’octroie, comme le faisait dans ces mêmes années Boris Christoff, les deux rôles de basse du prince Galitski et du Khan Kontchak. Malgré une tendance à forcer sur le ton traînant et canaille du premier, il y est cependant mieux dans son emploi, et réussit à lui conférer sa pleine dimension dionysiaque ; pour le second, il lui manque un peu ce registre caverneux qu’on en attend, lors de la fameuse descente chromatique jusqu’au fa grave. Là on repense à Christoff, et surtout au Russe Mark Reizen, absolument insurpassable dans ce rôle. Noni Žunec en jeune prince Vladimir donne la sensation de fournir des efforts pour sortir une voix de ténor au demeurant assez belle. Des deux rôles féminins, c’est incontestablement le contralto de Melanija Bugarinovič qui remporte la palme, aux graves voluptueux sans lesquels il n’y a pas de vraie Kontchakovna.  Quant à Valerija Heybal, elle est plutôt décevante dans le magnifique rôle de Iaroslavna ; elle en a pourtant les moyens, puissance et tessiture, mais sa tendance à trop ouvrir certaines voyelles lui confère un fond de vulgarité qui altère sérieusement la classe dont ne doit jamais se départir la fidèle épouse d’Igor.  D’excellents rôles secondaires, avec la saveur plébéienne des deux bouffons Skoula et Iérochka et surtout le ténor de caractère de Dragutin Petrovič exactement adapté au rôle cauteleux d’Ovlour, le comploteur bénéfique de l’histoire qui permet la fuite d’Igor. Les tempi d’Oscar Danon sont discutables, parfois un peu lents, d’autres fois, au contraire, nettement trop rapides, comme le chœur du début des Danses polovtsiennes, qui perd de ce fait son charme langoureux ; la suite des Danses est, en revanche, d’une vigueur sauvage fort communicative. Les chœurs de l’Opéra de Belgrade sont splendides de rondeur et de puissance. L’orchestre, pour sa part, mériterait la mention passable, avec des cordes un peu aigrelettes… Au total un témoignage d’époque, attestant d’un enthousiasme et d’un investissement de moyens qui méritent d’être reconnus, nonobstant les quelques réserves évoquées.

Pour mémoire, précisons que Danon a refait en 1962 un Prince Igor dans la version sans le troisième acte avec l’orchestre de Chicago et avec Christoff dans les deux rôles de basse (Omega, Opera archives et Immortal Performances).

André Lischke

*NDLR : les autres enregistrements réédités dans la collection Decca Eloquence ont été chroniqués au moment de leur sortie dans nos numéros papier.