L’Opéra national de Lyon s’était découvert des atomes crochus avec Alexander Raskatov après la reprise en 2013 de Cœur de chien, suffisamment pour lui passer commande. De l’ironie grinçante de Boulgakov, on passe avec GerMANIA à la noirceur chronique de Heiner Müller, dont le compositeur lui-même a combiné en un livret relativement compact les deux Germania. La pièce maîtresse du décor, un plateau tournant jonché de cadavres (Magda Willi), sert de réceptacle à dix scènes dont John Fulljames a manifestement pensé certaines comme des tableaux vivants – il faudrait plutôt dire agonisants ou gisants. Une caméra surplombant le plateau alimente une vidéo en temps réel, projetée en devant puis en fond de scène. Les rideaux qui titrent chaque séquence complètent un dispositif sophistiqué (Will Duke) et exempt de tout effet gadget. Le ton, morbide et cru, est donné, et Raskatov non seulement n’a pas filtré le langage de Müller, mais a fait tout son possible pour en restituer musicalement le tranchant, puisqu’il s’agit avant tout d’exprimer le cynisme, l’absurde et la cruauté des guerres et des dictatures. Bien que la quarantaine de rôles – pris en charge par quinze chanteurs et un acteur – ne soit pas hiérarchisée, les figures de Hitler et de Staline sont mises en exergue. Sommets d’abjection, les deux personnages apparaissent aussi en quelque sorte comme deux bornes vocales : le premier est incarné par le ténor James Kryshak qui, pour assumer pleinement le caractère buffa et hystérique du rôle, assume également une virtuosité peu gratifiante puisqu’orientée vers une sorte de négation de la beauté. La basse octaviste de Gennadii Bezzubenkov est quant à elle orientée vers la bestialité exacerbée d’un Staline saoul, ânonnant, éructant. La vocalité que développe ici Raskatov est toute en tension – mélodique, rythmique et timbrique – et prend ainsi une apparence expressionniste qui, alliée à une certaine crudité orchestrale et à une tendance à la référence, pourra rappeler Bernd Alois Zimmermann, celui notamment de Die Soldaten. Au sein ce casting fortement masculin, guerre oblige, le compositeur a mis en valeur un trio de « dames » dont chacune endosse plusieurs rôles. La soprano colorature Sophie Desmars force l’admiration, ce qui fait regretter que les lignes mélodiques qui lui sont confiées soient invariablement morcelées et hérissées de crêtes. On ne s’attend certes pas à une optique belcantiste dans un tel contexte dramaturgique, mais les deux autres rôles féminins laissent Mairam Sokolova et Elena Vassilieva projeter une matière plus ductile. Presque exclusivement verticale, l’écriture pour chœur d’hommes alimente souvent un substrat harmonique sombre, d’autant plus impressionnant que sa localisation scénique parfois indistincte le fait émerger de profundis.

Les deux actes (une centaine de minutes de musique) sont très rythmés et ne laissent place à aucun temps mort. Dès la scène 1, les personnages de Thälmann et Ubricht – qui, comme la majorité des autres rôles, ont une existence historique avérée mais sont librement traités – exhibent leur cynisme et nous entraînent dans une sorte de théâtre brechtien. Les soldats et les officiers se succéderont, ne sachant pas toujours bien pourquoi ils livrent une guerre ou envahissent un pays. Ils sont souvent accompagnés d’un grand renfort de cuivres et de percussions, probable écho de Chostakovtich mais aussi figuration de la puissance militaire, d’une certaine pompe et, rapporté à Staline, de la cruauté. L’orchestration est plutôt fauviste et ses contours, nets. Elle ne favorise que rarement les textures fusionnantes mais ne renonce pas pour autant à la sophistication des doublures et mixtures, et intègre, outre les cuivres en salle pour élargir la profondeur spatiale, des instruments peu communs (le gong à eau, la marimbula, sorte de sanza de grande taille, et un instrument mystérieux qui rappelle le son acidulé des cordes de la valiha malgache, qui serait cependant actionnées par frottement plutôt que par pincement). A la tête de l’Orchestre maison, Alejo Pérez, que l’on avait déjà pu voir à Lyon dans le Lady Sarashina d’Eötvös, est très présent, précis et néanmoins souple. Il favorise la clarté, et les équilibres sont toujours impeccables.

On pourra trouver faciles les citations wagnériennes associées à Hitler (qui intègrent justement quatre Wagner-tuben) ou la citation tronquée et distordue de L’Internationale. Elles font manifestement partie d’un lot qui tend vers le burlesque expressionniste, auquel on peut également rattacher le personnage du Géant rose, tonitruant ténor (Karl Laquit est excellent dans ce rôle) accompagné de sa batterie, de sa walking bass et de son allusion aux Blues Brothers, ou le « sextuor des morts » avec les trois veuves et leurs maris défunt. Un burlesque qui rappelle beaucoup celui de Ligeti dans Le Grand Macabre, mais l’absurde qu’il charrie n’est pas seulement ubuesque, il est tragique. Seul moment introspectif de l’opéra, l’« Auschwitz Requiem » final offre une belle image de Gagarine flottant dans l’espace, répétant à l’envi que « sombre est l’espace, très sombre ». Très sombre est aussi ce GerMANIA, et Alexander Raskatov nous laisse face à un double bind cognitif : la sensation simultanée que la radicalité était nécessaire pour traiter ce livret, en même temps que ce jusqu’au-boutisme, faisant basculer l’opéra vers le trop-plein, en limite l’impact émotionnel.

P.R.


Photos : Stofleth.