Günther Groissböck (Gurnemanz), Andreas Schager (Parsifal) et Anja Kampe (Kundry).

Rarement production d’opéra aura été aussi attendue : en raison d’un incident technique, des contrôles de sécurité portant sur les équipements de plateau de l’Opéra Bastille ont nécessité la fermeture de la salle durant trois semaines et les quatre premières représentations de ce nouveau Parsifal, prévues les 27 et 30 avril, 5 et 10 mai, ont été annulées. La première a finalement eu lieu le 13 mai en matinée.

Rarement aussi l’Opéra de Paris aura réuni pareil plateau, véritablement glorieux ; en cela, l’attente est comblée. Si l’on reste partagé devant la direction de Philippe Jordan, dont le soin apporté aux équilibres, aux résonances et aux silences crée autant de délices raffinées que de latence périlleuse, si – pour une fois, et malgré un remarquable souci de fondu et de nuances (les hommes) – on reprochera au Chœur de l’Opéra de vrais défauts d’intonation (les femmes en coulisse) et même des choix stylistiques frustrants (des phrasés à court terme, empêchant l’arche du discours de se déployer), la distribution vocale est d’anthologie. Outre des Filles-Fleurs, des Chevaliers du Graal et des Ecuyers absolument impeccables, de même que le Titurel impérial (bien qu’invisible) de Reinhard Hagen, les protagonistes rivalisent de qualités vocales, musicales et dramatiques, tous paraissant faire fi des difficultés de leur rôle, qu’elles soient d’endurance, de vigueur ou d’emportement. Chacun royalement maître de ses moyens se donne ainsi d’autant plus librement à l’incarnation humaine, souffrante ou exaltée, de son personnage : sinueux autant que mordant le Klingsor d’Evgeny Nikitin ; majestueux d’autorité puis de douleur le Gurnemanz de Günther Groissböck, dont les deux récits sont, de couleur et d’intention, les absolus deux côtés d’une même médaille de timbre ; miraculeux le Parsifal d’Andreas Schager qui conjugue à un point rare projection rayonnante et souplesse déliée, puissance et finesse ; scotchante la Kundry d’Anja Kampe, deux octaves à plein de chair vocale tourmentée et néanmoins mordorée, fruit sonore gorgé de sève et de fièvre, sourire et lassitude mêlés. Et dans les mêmes sphères, mais un cran au-dessus encore dans l’intensité scénique, l’Amfortas de Peter Mattei : lyrisme intrinsèquement séduisant mais qui se tord dans la souffrance et, comme indépendamment de la mise en scène, vous happe à l’intérieur de la torture mentale (encore plus que physique) imposée à ce célébrant d’un culte qui le tue à petit feu, à ce fils condamné à perpétuer le père dans un échange sacrificiel de forces vitales – pire encore : à perpétuer le grand-œuvre de ce père tout en s’en avouant indigne.

On mesure ici combien le génie des interprètes peut sublimer les défauts d’une proposition scénique. Car celle de Richard Jones, malgré cette direction d’acteurs qui porte à incandescence ses chanteurs-acteurs, est loin d’égaler en implications intellectuelles et poétiques celle de Krzysztof Warlikowski – pour ne parler que du précédent Parsifal que connut l’Opéra Bastille, en 2008. Evacuant quasiment toute interrogation sur l’identité chrétienne de l’ouvrage, voire sur ses implications les plus déviantes, Jones met au premier plan les tensions psychologiques et le respect de la nature : d’un côté, une communauté que l’on sent plus adepte du thé vert que de la chasse au canard (ou au cygne) ; de l’autre, un dangereux scientifique qui fabrique des créatures hybrides (Klingsor). Cette relative fidélité de fond au livret, doublée toutefois d’un réel affadissement, se pare seulement des « atours » d’une inscription dans le temps : Montsalvat a ici des allures de fraternité universitaire américaine – mais plus Ikea qu’Ivy League dans sa déco. Malgré un jeu de translation latérale « à la Tristan d’Olivier Py » (sans en avoir toutefois ni le sens, ni le jusqu’auboutisme de réalisation), c’est peu de dire que les décors et costumes d’Ultz ne ravissent ni l’œil ni l’esprit, les premiers aux couleurs fades, les seconds bien peu seyants (la robe de Kundry au II !). Les idées, lorsqu’elles sont judicieuses, sont surlignées : tel ce livre saint des Chevaliers du Graal, Verbe divin qui leur tient lieu d’encyclopédie et dont chaque volume porte en grosses lettres « Wort » (ou « Ord », « Parola », « Slowo », etc. dans leur bibliothèque). Les clins d’œil sont assez gratuits : quelques surplis « historiques » passés par-dessus des jogging gris terne, un Kitchen Aid géant dans le réfectoire de Montsalvat, ou les « couleurs » de Klingsor – dont un rose layette assez cocasse. La lisibilité d’ensemble s’effondre d’ailleurs au finale, lorsque tous les Chevaliers semblent abandonner le culte du Graal pour suivre un Parsifal devenu leur gourou : le contre-pied soudain, mal préparé, désarçonne. Avant cela, il faudra en passer par un tableau des Filles-Fleurs qui cumule laideur et ridicule, et a pour seule conséquence de faire pouffer le public : ce rang d’épis de maïs humanoïdes exhibant d’outranciers attributs féminins et masculins (collants académiques et prothèses à l’appui) et se trémoussant dans une crise d’onanisme végétal constitue un parfait sabordage de la beauté musicale du moment.

Victoire – heureusement – de la partition et de ses interprètes, par KO : car c’est bien elle, c’est bien tout leur art vocal et leur puissance émotive qui nous emplissent de joie profonde pendant et après la représentation, et nous restent en mémoire.

C.C.

A lire : notre édition de Parsifal / L’Avant-Scène Opéra n° 213.

On peut retrouver en Andreas Schager (Parsifal) et Anja Kampe (Kundry) dans la production Barenboim/Tcherniakov (DVD BelAir classiques, Révérence de l'ASO).

Anja Kampe (Kundry, sous le banc), Günther Groissböck (Gurnemanz) et Peter Mattei (Amfortas, assis sur le lit). Photos : Emilie Brouchon – OnP.