À deux mois d’intervalle, les mélomanes du Grand Est et les « massenetophiles » de France et d’Outre-Rhin auront pu applaudir deux productions opposées et complémentaires de Werther. Celle, venue de l’Opéra de Zürich et présentée en mars à l’Opéra du Rhin, ressortissait à la catégorie des relectures convaincantes tant la violence des images et de la direction d’acteurs de Tatjana Gurbaca réservait des surprises positives. En comparaison, la mise en scène nancéienne de Bruno Ravella peut sembler classique sinon conventionnelle. Mais, à y regarder de plus près, elle fait preuve d’autant d’invention et sa fidélité est loin d’être aussi littérale qu’il y paraît.

Ainsi, les deux premiers actes, qui devraient se dérouler en plein air, sont renfermés dans la demeure du Bailli, la description de la nature (« Ce mur, et ce coin sombre, Cette source limpide et la fraîcheur de l’onde »), si cruciale, s’appliquant alors aux peintures murales ; Werther passe du rousseauisme touchant à un esthétisme plus onirique en phase avec son exclamation initiale : « Je ne sais si je veille ou si je rêve encore ». Plus loin, c’est devant un arrêt sur image de toute la maisonnée réunie, comme si elle posait pour le peintre, que Werther chante « Ô spectacle idéal ». On ne verra donc pas un brin d’herbe, tout le drame étant confiné entre des murs qui, après avoir perdu leurs couleurs, sembleront se rétrécir pour ne plus offrir que l’issue d’un corridor de la mort… Le clavecin sur lequel Charlotte feint d’accompagner l’air du rire de Sophie (qui, devenu ariette, se déréalise) est laqué noir, comme s’il portait déjà le deuil de celui qui le touchait naguère et « qui tressaillait de [sa] peine »… Ainsi la folie mortifère de Werther aura tout empoisonné. Pendant l’interlude de La Nuit de Noël, seule échappée vers l’extérieur, une mince coulée de neige tombera des cintres sur l’habit sombre… d’Albert, figé – victime, on l’oublie un peu trop, autant que complice d’un suicide programmé au chevet duquel il vient de laisser s’envoler Charlotte.

Cette douche floconneuse fait pendant au Clair de lune, pierre de touche du drame : Albert, de retour après six mois d’absence, vient de clamer aveuglément son bonheur (« Elle m’aime ! Elle pense à moi ! ») alors que Charlotte, au bal à Wetzlar, l’a tout simplement oublié, fascinée par l’étrange inquiétude de son cavalier d’un soir. Selon Bruno Ravella, son premier geste, en rentrant au logis avec Werther, sera d’entrouvrir puis de refermer la porte de l’escalier, comme pour être sûre que tout dort et qu’on ne viendra pas les déranger. Ils esquissent une valse puis, assis côte à côte sur le canapé (pendant la musique du Clair de lune), cherchent visiblement quoi dire ou quoi taire : les mots comme les gestes s’arrêtent à peine esquissés. Le plafond peint du salon a basculé, on aperçoit un coin du ciel étoilé – peint aussi ? On pressent la suite : Charlotte, qui était encore dans la représentation coquette en donnant, devant Werther, le goûter aux enfants, a senti sauter les verrous d’une nature plus profonde, fragile, vulnérable et angoissée. À l’évidence, sa mère avait quelques raisons de lui faire jurer d’épouser Albert…

L’évolution du personnage, superbement incarné de voix comme de jeu par Stéphanie d’Oustrac, sera sensible d’acte en acte. Au détriment peut-être de son partenaire, Edgaras Montvidas qui, suivant le chemin inverse, impressionne d’abord par une silhouette goethéenne, une voix de ténor barytonant et de sublimes pianissimos (« On lève le rideau et l’on passe de l’autre côté »), pour devenir, aux derniers actes, plus antipathique que pathétique. Les autres rôles sont bien tenus. L’Albert sobre et contenu de Philippe-Nicolas Martin s’impose face au couple fatal ; avec un timbre un peu vert, Dima Bawab est parfaite en petite sœur ; Marc Barrard (le Bailli) tonne après une marmaille juvénile qui ne mériterait que des compliments ; Eric Vignau (Schmidt) et Erick Freulon (Johann) méritent bien d’aller manger leurs écrevisses marseillaises (« Grosses comme le bras »).

On a tenté de donner une idée des mille détails de direction d’acteurs qui confèrent aux mots prononcés comme à la musique une résonance et une éloquence rares ; plus difficile encore de définir ce que la qualité aristocratique des décors et des costumes (XVIIIe) de Leslie Travers, rehaussés par les lumières de Linus Fellbom, apportent à l’impression générale. On en oublierait presque de saluer la belle prestation de l’Orchestre symphonique et lyrique de Nancy qui, sous la direction sensible de Jean-Marie Zeitouni, attentive au phrasé des chanteurs, se fait l’interprète impalpable des mouvements de l’âme.

G.C.

A lire : notre édition de Werther, L'Avant-Scène Opéra n° 61.


Photos : C2images pour l'Opéra national de Lorraine.