Le 28 janvier dernier, au Prinzregententheater de Munich, les dix minutes d’applaudissements bardés d’exclamations et de trépignements qui saluèrent la recréation en concert du Tribut de Zamora pouvaient encore laisser un doute : les Allemands ont dès longtemps adopté le compositeur de Faust comme antidote à celui du Ring et il était tentant de le rappeler dans ce lieu symbolique, fidèle réplique du Festspielhaus de Bayreuth. Le Palazzetto Bru Zane, Centre de musique romantique française, était à l’origine de cette coproduction avec l’Orchestre de la Radio de Munich en vue d’un livre-disque qui révèlera aux mélomanes sans préjugés tout ce qu’offre de saveur et d’élégance cette partition dont le succès initial (47 représentations en 1881) a été ridiculisé au nom d’un wagnérisme mal compris.

Comme la reprise de Philémon et Baucis à l’Opéra de Tours a suscité une ovation comparable en durée et en intensité, les sceptiques seront forcés de reconnaître que le bicentenaire de la naissance de Gounod vient à point car il trouve, dans le cœur du public, une résonance insoupçonnée. Quel que soit l’accueil qui attend l’entrée de La Nonne sanglante au répertoire de l’Opéra-Comique en juin prochain, nul n’y verra une inutile exhumation. La curiosité existe et mérite d’être satisfaite. Et une production comme celle de Philémon et Baucis y répond avec des moyens modestes, au rebours des scènes qui n’en ont jamais assez pour arpenter les sentiers battus.

Il y avait une autre raison d’évoquer le succès de Gounod en Allemagne : la destination première de Philémon et Baucis était le grand salon du Casino de Baden-Baden et l’ouvrage y aurait reçu un meilleur accueil qu’au Théâtre-Lyrique qui obtint la priorité, en février 1860, dans l’espoir de renchérir sur Faust. Cette libre adaptation de la fable d’Ésope dont les héros ont gardé la jeunesse du cœur malgré le poids des ans et la crainte des dieux qu’ils n’ont jamais offensés, commence dans une atmosphère quasi biblique, imprégnée de cette « gaîté mélancolique des temps patriarcaux » dont Lesueur entretenait ses disciples ; cette douceur participe aussi de l’idéal bourgeois Biedermeier : luthérien avant l’heure, ce couple d’élus s’aime fidèlement, boit modérément et chante pieusement. Leur dévotion, qui les préservera du châtiment dont Jupiter vient frapper les impies, sera mise à rude épreuve quand Baucis, exaucée dans son vœu de redevenir jeune, se verra poursuivie par les assiduités du maître des dieux.

Ainsi le climat et le style évoluent de la pastorale au boulevard. Dans les décors symboliques de Bruno de Lavenère (voiles de bateaux au premier acte, tulles sensuels pour la bacchanale du second, colonnes de temple molles et lumineuses au dernier), la mise en scène de Julien Ostini ménage la progression de l’humble quotidien des pieux époux podagres à leur victoire sur les dieux. Restait à intégrer les chœurs et les danses de l’acte II, intermède additionnel propre à étirer la représentation mais écarté d’ordinaire au seul détriment du chœur de l’ivresse vraiment remarquable. Au motif que le livret de Barbier et Carré, en donnant pour compagnon à Jupiter l’infortuné Vulcain, payait sans complexe un tribut à la gauloiserie, l’acte II (peu ou pas dialogué à l’origine, semble-t-il) s’est mué ici en rituel psychédélique et en parodie de contestation ouvrière menée par une syndicaliste de choc (Marion Grange), avec force clins d’œil à l’actualité politique dans la tradition de l’opérette ; et si l’exclamation foudroyante du patron (Jupiter), « C’est quoi, c’bordel ? », a pu heurter les uns autant qu’elle a fait rire les autres, Alexandre Duhamel chante et joue avec assez de classe pour ne pas tomber dans la vulgarité. De même le Vulcain un peu graveleux d’Éric Martin-Bonnet n’est pas prisonnier des excès de langage dont certains figurent dans le livret de la création.

Face à ces dieux peu moraux, le couple de mortels est touchant dans sa complicité initiale comme dans l’âpreté de ses disputes futures. Sébastien Droy (Philémon) n’a pas même une cavatine à filer, mais le charme simple de sa voix s’accorde idéalement à celui de Norma Nahoun (Baucis), laquelle a triomphé dans son grand air aussi léger de caractère que périlleux d’exécution. Pas un instant, enfin, le soin apporté à la prononciation n’a été contrarié par l’Orchestre Symphonique Région Centre-Val de Loire/Tours, dont Benjamin Pionnier obtient les phrasés exquis et les nuances subtiles qu’appelle impérieusement une partition où tout s’entend.

G.C.


Alexandre Duhamel (Jupiter), Norma Nahoun (Baucis), Sébastien Droy (Philémon) et Éric Martin-Bonnet (Vulcain).
Photos : Marie Pétry.