Mari Eriksmoen (Mélisande) et Jacques Imbroilo (Pelléas).

Debussy, qui avait fui l’emphase de Catulle Mendès et les conventions du grand opéra finissant pour se jeter à corps perdu dans la pièce étrange de Maeterlinck dès 1892, aurait sûrement détesté qu’on impose un ballet à son drame lyrique si profondément novateur. Aussi, confier cette nouvelle production de Pelléas et Mélisande à un duo de danseurs-chorégraphes relevait-il un peu du paradoxe. Surtout, un tel choix faisait courir le risque de confronter deux langages, celui du ballet et celui du théâtre, et de les voir se concurrencer. De fait, le spectateur a souvent l’impression que les interventions du groupe de danseurs masculins omniprésent sur le plateau sont un peu redondantes et viennent parfois parasiter l’écoute et la concentration des chanteurs. Avec ces huit corps musculeux et tourmentés, Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet ont d’évidence voulu réintroduire dans l’univers désincarné du symbolisme maeterlinckien la réalité de la souffrance, à travers des images qui évoquent puissamment la sculpture fin-de-siècle et plus particulièrement celle de Rodin. Les danseurs semblent ainsi commenter l’action et les sentiments des personnages dans les interludes et figurer ailleurs leurs pulsions inconscientes, venant tisser autour des protagonistes, dans le tableau initial de la forêt comme dans ceux de la fontaine et de la tour, tout un réseau complexe de fils arachnéens (la chevelure de Mélisande) qui symbolise leur enfermement. Cette idée de la prison est reprise par la scénographie circulaire de Marina Abramovic, qui joue sur un ensemble d’énormes cristaux de quartz blanc pour figurer les différents espaces du drame tandis que, dans l’œil géant placé au centre du dispositif, les vidéos colorées de Marco Brambilla viennent régulièrement ouvrir l’espace sur un cosmos rêvé et intérieur. L’ensemble, bien que parfois un peu chargé, se révèle au final profondément original et en parfaite osmose avec la poésie de cette partition unique.

Si le plateau vocal appelle quelques réserves, on ne saurait trop louer la qualité générale de l’articulation française, impressionnante dans une distribution où ne figure aucun francophone natif. Le meilleur est à trouver du côté de la magnifique Mélisande de Mari Eriksmoen, au soprano lyrique d’une parfaite clarté. Elle incarne, avec sa longue silhouette sublimée par les costumes d’Iris Van Herpen et sa blondeur scandinave, une héroïne fascinante, tout à la fois fragile et terriblement décidée. Son Pelléas (Jacques Imbroilo), malgré un timbre idéalement juvénile de baryton-Martin et bien que parfaitement armé pour le lyrisme du rôle, laisse au final une impression mitigée, comme s’il était déstabilisé par la mise en scène et avait du mal à s’investir pleinement dans son rôle. Malgré un timbre d’une belle noirceur, Leigh Melrose manque un peu de carrure et de largeur pour composer un Golaud vraiment convaincant, et tente de le compenser avec un engagement théâtral de tous les instants. Matthew Best est un Arkel solide et autoritaire, (volontairement ?) privé de cette aura protectrice que conféraient au personnage les grandes basses de la tradition. D’une grande probité mais sans relief particulier la Geneviève de l’Américaine Susan MacLean, tandis que la délicate Anat Edri (Yniold), pensionnaire du Jeune Ensemble de l’Opéra des Flandres, se révèle d’un naturel confondant et sans la moindre mièvrerie dans ses deux scènes. Alejo Perez apporte à cette production exceptionnelle le soutien de sa direction attentive et précise, jouant d’un parfait équilibre entre lyrisme et drame et exaltant à tout moment toute la beauté orchestrale de la musique de Debussy et son intense poésie.

A.C.

A lire : Pelléas et Mélisande / L'Avant-Scène Opéra n° 266


Leigh Melrose (Golaud) et Mari Eriksmoen (Mélisande).
Photos : Rahi Rezvani.