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Peu importe finalement que Kein Licht soit un opéra ou un « thinkspiel ». Que l’on s’interroge et pense sur scène (ce serait là le « think » des « think tanks »), que la collaboration de Philippe Manoury et du metteur en scène Nicolas Stemann ait été initiée dès le début de la conception et ait perduré jusqu’au dernières répétitions ne fait de Kein Licht ni un genre fondamentalement nouveau ni un anti-opéra, et c’est très bien ainsi. On s’interroge peut-être un peu trop sur scène, et aussi dans le public. Abondant, le texte qu’Elfriede Jelinek se mit à écrire immédiatement après la catastrophe de Fukushima en 2011 est aussi obscur. Dans cette façon tangentielle d’aborder la question du nucléaire et de la consommation énergétique croissante, par allusions juxtaposées, images et symboles, on peut lire l’influence de certains préceptes du théâtre « postdramatique », et notamment sa prédilection pour l’absence de personnages, d’intrigue comme de narrativité linéaire. Confiés à A et B (l’esprit de Beckett rôde), comédiens sans rôle ou plutôt aux rôles aussi multiples que flous, de nombreux passages parlés issus de la glose assez bavarde du metteur en scène sur ce même thème fait dériver ce thinkspiel vers le genre historique du théâtre musical.

Et pourtant, les attributs traditionnels de l’opéra sont à peu près tous là. Récitatifs, airs, ensembles, chœurs et finales d’actes ne disent pas toujours leur nom mais la vocalité qui y règne ne laisse guère de doute. Les quatre chanteurs solistes ne sont pas logés à la même enseigne. Après une introduction aussi jolie et efficace que sobre, confiée à une trompette bouchée – Miles Davis n’est pas loin –, contrepointée par les aboiements plaintifs d’un chien présent sur scène et arrimée à un bourdon profond de basse électronique, c’est à la contralto (une femme endeuillée, nous dit le livret) que revient le premier air, un lamento qui connaîtra plus tard deux déclinaisons. La descente microtonale et déliquescente de l’orchestre est bien trouvée pour accompagner la gravité que relaie la voix de Christina Daletska, peut-être inspirée au compositeur par Mahler. Un très poignant Lamento 3 sur le « O Mensch! Gib acht » de Nietzsche, qui échoit à la même contralto, corrobore plus loin cette hypothèse. Manoury privilégie les lignes mélodiques conjointes et fluides, et semble libéré par la langue allemande de l’écartèlement entre naturalisme debussyste de la diction et montagnes russes bouléziennes. La démultiplication du même personnage par les trois chanteuses solistes au début de la 2e partie (que l’on pourrait aussi bien appeler acte II) est encore une belle idée musicale autant que scénique, tant les qualités vocales individuelles (la soprano Sarah Maria Sun et la mezzo-soprano Olivia Vermeulen sont elles aussi remarquables, et la seconde est gratifiée dans la troisième partie d’un magnifique air en duo avec une flûte alto) sont transcendées par cette écriture fusionnelle. Scéniquement encore plus polyvalent, le baryton Lionel Peintre, qui endosse pour son premier air une combinaison anti-radiations, est à l’aise sur le plateau et trouve lui aussi dans l’allemand une langue propice à la dynamique de sa projection vocale. À ce quatuor de solistes répond un chœur réduit à sa plus simple expression, un quatuor vocal auquel les éléments du Chœur National Croate de Zagreb confèrent une consistance dense et homogène qui donne par moments l’impression d’avoir affaire à un nombre supérieur de choristes. Tout ce qui est vocal dans cet opéra relève effectivement d’un travail collectif plus que d’une hiérarchie de rôles.

La scène consiste essentiellement en un bassin, où deux estrades protègent le chef et l’ensemble luxembourgeois United Instruments of Lucilin du liquide fluorescent qui s’y écoulera lors de la fuite des cuves d’eau de refroidissement – si le nom n’est jamais prononcé, on est bien à Fukushima. Toutes briques visibles, le mur de fond de scène sert de réceptacle, avec deux écrans latéraux plus modestes, à des projections de séquences vidéo réalisées par Claudia Lehmann (images d’archives, séquences tournées par les acteurs à Paris, texte, et selfies des acteurs lors de la catastrophe, création 3D live).

Nicolas Stemann n’a pas hésité à recourir au burlesque. À la corbeille, le couple d’Allemands caricaturaux Hans et Grete (les charismatiques acteurs Caroline Peters et Niels Bormann) débite autant de clichés sur l’Allemagne que sur la France, tellement appuyés qu’ils en deviennent vraiment drôles (« Moulin Rouge, amour, Pigalle. Oh la la »). L’apparition de la marionnette Atomi qui, à l’instar de l’énergie atomique outre-Rhin, termine dans un cercueil, sera quant à elle d’une tout autre pesanteur. De ce qui ressemble à un pamphlet anti-nucléaire, on ne sait plus vraiment quel est le message : l’énergie atomique est dangereuse, mais son abandon en Allemagne a conduit à un désastreux bilan CO2. L’Allemagne achète à la France de l’énergie propre issue du nucléaire, tout en se clamant le héraut de la sortie du nucléaire. Notre demande énergétique, notamment pour alimenter nos outils et gadgets électroniques, fait que nous sommes tous coupables. Pour souligner ce paradoxe, la mise en scène est très énergivore. Pour ne rien éclaircir, Philippe Manoury fait deux apparitions au micro. La première, où il rappelle ces faits antagonistes, la seconde, via un écran vidéo, où il vante les mérites de sa tablette (avec laquelle il pilote d’ailleurs une partie de l’électronique en temps réel du spectacle, réalisée par Thomas Goepfer à l’Ircam), tout en rappelant, là encore sur le ton de ses leçons au Collège de France, que ces machines sans conscience « créent un monde autonome auquel nous sommes confrontés », englués dans ses multiples couches de données numériques qui sont autant de réécritures de la réalité. Bref, le progrès technologique n’est pas doté d’une éthique à la hauteur. Le compositeur n’étant pas un orateur particulièrement efficace, cette interpolation didactique crée certes l’irruption du réel, mais cette bouffée de Regietheater ne profite guère à la fluidité dramaturgique. De même, on se demande si la cohérence de l’édifice avait vraiment besoin de l’appendice que constitue la troisième partie, consacrée à la communication du « roi » Trump.

On retient néanmoins un spectacle bien rythmé en dépit de sa dramaturgie faiblement directionnelle, où la musique bénéficie d’un traitement instrumental brillant dont les musiciens luxembourgeois assument très bien le swing ambiant, d’une matière harmonique qui bat chez le compositeur des records de polarisation et de consonance, d’une écriture vocale aussi généreuse dans la monodie que dans la polyphonie. Un zeste d’électronique assez virtuose ajoute du brio, mais le traitement des voix parlées, supposé les transmuter en récitatif, n’est guère convaincant. Il y a quelque chose de baroque et de fort sympathique dans ce petit grain de folie collective chahuté par un vent, rafraîchissant, de liberté. Que le message soit dispersé par ce vent ou noyé dans le tsunami verbal qu’il déclenche n’était sans doute pas prévu, et à quiconque attendait d’en recueillir les lumières, le titre de cet opéra aura pu sembler un peu trop programmatique.

P.R.


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Photos : Vincent Pontet.