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Valentine Lemercier (Alisa), Riccardo Zanellato (Raimondo), Roberto Abbado (direction musicale), Jessica Pratt (Lucia), Paolo Fanale (Edgardo), Luca Salsi (Enrico), Xabier Anduaga (Arturo) et Kévin Amiel (Normanno). Photo : J.-P. Raibaud.

 

Le mardi 12 septembre, le Théâtre des Champs-Elysées ouvrait sa nouvelle saison avec un opéra en concert coproduit avec Les Grandes Voix : Lucia di Lammermoor – titre programmé en hommage à Maria Callas à l’occasion du 40e anniversaire de sa disparition, le 16 septembre 1977 : Lucia fut un de ses rôles fétiches, l’un de ceux où sa manière unique d’associer virtuosité implacable et expression dramatique intense marquèrent les mémoires – et l’histoire de l’opéra enregistré.

Le public a réservé un accueil enthousiaste à l’interprète en charge de cet hommage qui en aurait apeuré plus d’une : présence souriante, timbre radieux et aigus insolents, pyrotechnie brillante et interprétation sensible, Jessica Pratt a passé le gué avec panache. On pourra regretter ici un manque d’assise dans le bas de la tessiture, qui enlève leur poids aux graves de la partition comme au récit du « fantasma », là des attaques aiguës parfois brouillonnes, associées à quelques duretés d’émission ou quelques inégalités de projection venant entraver un chant par ailleurs épanoui, et quelques contre-notes un peu gratuites tirant Lucia du côté de Lakmé. Ce fut pourtant payant… au point de transformer la soirée en récital-démonstration où chaque fin de numéro était l’occasion d’autocongratulations longuement réjouies (le public applaudit, l’orchestre applaudit, le chœur applaudit, la soprano applaudit… la flûtiste, laquelle applaudit aussi) : allez vous souvenir, après cela, que vous assistez à la destruction mentale d’une jeune femme brisée par sa famille et êtes supposé vous en émouvoir ! C’est d’ailleurs fugacement que l’émotion s’est infiltrée dans la scène de la folie, d’abord pour un « Alfin son tua » sur le fil, d’une fragilité que pas un battement de cil dans la salle n’osait bousculer, puis pour une cadenza avec flûte pénétrée de sentiment, de narration, de visions – rien que cela suffisant à atténuer les réserves émises plus haut.

On aurait aimé un entourage de même niveau pour rendre justice à la partition et à ses autres pages magistrales réservées à Edgardo ou à Enrico. Mais la prestation de l’Ensemble Lyrique Champagne Ardenne, quoique très soignée, manquait d’italianità et, surtout chez les ténors, de mordant. L’Orchestre national d’Île-de-France a laissé échapper trop de scories d’inattention (résolution d’accord anticipée sur le geste du chef, cadence mineure polluée par une tierce majeure, attaques voire ensembles imprécis, faux départ, etc.) pour qu’on ne soit pas franchement déçu, Roberto Abbado – par ailleurs très attentif – menant Lucia du côté d’un allant et d’une tonicité manquant parfois de poésie et de souplesse. Il faut dire qu’il avait fort à faire pour ramener les tempi de Luca Salsi, remplaçant au pied levé Gabriele Viviani en Enrico, dans le projet d’ensemble. L’autre remplaçant, Riccardo Zanellato (au lieu d’Ugo Rabec en Raimondo) était en revanche très prudent. Paolo Fanale a délivré un Edgardo châtié mais monocorde, sauf à de rares moments où des nuances raffinées et des suraigus bien négociés ont laissé poindre le belcantiste ; surtout, sa voix manquait de soleil et de projection face à la radiance de Pratt et à la dynamique de l’orchestre, paraissant souvent sous-dimensionnée. Non pas « la main sur le cœur » mais « les paumes en offrande », il faisait aussi regretter qu’un œil extérieur n’ait pas mieux pensé les quelques velléités de jeu ici ou là parsemées… ou oubliées (« Leggi ! » sans lettre, c’est bien difficile si aucun parti n’est pris). Arturo bien stylé, timbré sans nasalité (ce qui nous change de bien des productions ou enregistrements), de Xabier Anduaga, très correct Normanno de Kévin Amiel – pour tous deux, l’idiomatisme étant encore à peaufiner. Et, dans la silhouette d’Alisa, impeccable Valentine Lemercier – chant et présence, jusque dans le sextuor.

Une ouverture de saison en forme de pied à l’étrier… et un hommage involontaire à ce qui fit aussi l’histoire de Callas : tenter d’incarner une histoire et un personnage en dépit de tout (partenaires, orchestre, et scène de théâtre transformée en arène pour gladiateurs vocaux et spectateurs en délire). Car c’est aussi cela, l’opéra.

Chantal Cazaux