La Philharmonie de Paris ouvre sa saison 2017-2018 en splendeur, avec la dernière visite du couple Rattle / Berliner Philharmoniker à Paris.

Voilà bientôt un siècle que le Philharmonique de Berlin passe par Paris. Les premiers concerts réguliers de l’orchestre remontent aux années trente, à l’Opéra et sous la baguette de Wilhelm Furtwängler, une tradition reprise ensuite par Herbert von Karajan, Claudio Abbado et, depuis 2002, Simon Rattle, qui partie du rituel des concerts parisiens dont elle marque l’un des pics de chaque saison. Mais ce qui rendait particuliers les concerts des 2 et 3 septembre, c’est qu’on y aura entendu pour la dernière fois à Paris la phalange berlinoise dirigée par Sir Simon, lequel commence ainsi sa dernière saison en tant que directeur de l’orchestre – elle s’achèvera en juin par la Sixième Symphonie de Mahler et un concert festif à la Waldbühne locale. L’an prochain, c’est Kirill Petrenko qu’on trouvera à ce même pupitre, ce qui, vu les qualités – d’aucuns diraient le génie – du chef russe, atténuera sans doute les regrets que va laisser derrière lui le Britannique, qu’on retrouvera d’ailleurs dès le 22 septembre avec son LSO dans la même salle parisienne.

Samedi, Chostakovitch occupait avec ses Symphonies n° 1 et n° 15 les deux pans d’un concert magistral. Avec, pour le premier, un sens des ruptures, une dynamique des forte/piano, une virtuosité propre au texte qui donnaient à la Symphonie une portée aussi démonstrative mais plus tendue, plus dramatique même que de coutume, par une lecture absolue de tous les pupitres, tous magistralement tenus, des bois aux violoncelles, des cuivres aux percussions, où sens du travail commun et complicité de chaque instant ne sont pas pour rien dans la qualité sonore obtenue. Tandis que le second pan atteignait, avec ses deux allegrettos dégraissés à l’extrême – son deuxième mouvement comme suspendu dans un Ether hors du réel puis son quatrième mouvement répondant aux interrogations du Destin wagnérien par un regard apaisé –, comme une vision heureuse, décantée, plus suspendue encore, d’une densité si rare qu’un silence inhabituellement long aura salué cet adieu si interrogatif mais aussi si intimement complice, avant de se transformer en un tonnerre d’applaudissements. Impossible, entre ces deux pôles, de ne pas évoquer – contraste s’il en est pour qui aura a eu la chance, une dizaine de jours auparavant, d’entendre Mariss Jansons porter la déferlante de Lady Macbeth à Salzbourg – la diversité de la création du compositeur et les infinies possibilités d’expression que porte sa musique.

Dimanche, c’est Haydn qui occupait la soirée après un exercice obligé : la création française (une semaine après Berlin) de Ein kleines symphonisches Gedicht de Georg Friedrich Haas, court exposé démonstratif du manque de renouveau dont souffre encore une partie de la créativité européenne – on avait l’impression de se retrouver au début de la tempête du Lear de Reimann, voici 40 ans, sans que le monde musical ait bougé. Seule vertu de la proposition : elle est tout à fait écoutable dans sa brièveté et montre que les qualités d’interprète de l’orchestre et du chef sont inaltérées dans ce répertoire, si abscons soit-il. Avec La Création de Haydn, il ne saurait en être autrement tant l’expérience « baroque » de Rattle, qu’on a souvent entendu diriger l’Age of Enlightenment, sait ce que tout le XVIIIe siècle, jusque dans sa proximité avec le romantisme naissant, impose aujourd’hui à un orchestre moderne en matière de légèreté de touche, de clarté des timbres et des couleurs, et de dynamique du rythme, si particulière qui plus est à l’écriture de cet oratorio. On aura eu l’impression générale d’une adéquation parfaite entre l’orchestre et la partition. Ainsi, les Ténèbres initiales semblent d’une incertitude fluctuante et l’irruption de la Lumière, loin du pandémonium déchaîné par Karajan ou Bernstein autrefois, est ici d’une retenue saisissante qui devient avant tout mise en ordre, au service de l’Esprit.

Si l’orchestre est, détail et ensemble, éblouissant, le Chœur Accentus n’est pas en reste. S’intégrant ici, avec une seule répétition, à une mécanique déjà rodée, il se met au diapason avec une subtilité, un charisme, un investissement parfaits. Quant aux solistes, ils ont à faire face à la version originale qui fait interpréter les Adam et Eve de la troisième partie par deux des archanges des deux premières, quand certains chefs modernes préfèrent proposer deux autres solistes pour ces humains si différents de la cohorte des commentateurs célestes dans leur joie autrement terrestre. Mais c’est ici Raphaël, le ténor, qui chante ici Adam, et non, comme d’usage, Uriel. Mark Padmore, qui aura réussi à faire rire la salle avec sa description des reptiles rampants du récitatif N° 20, en donne une interprétation de premier plan, qui ne montre que son art du chant consommé. C’est que sa composition, dès le premier récitatif, est d‘une théâtralité emportée, quasi inconnue à ce jour sur ces pages et qui donne à ses interventions, visage comme voix, un sens narratif particulièrement prégnant et une vie confondante, aboutissant à un rééquilibrage complet des fondamentaux structurels de l’œuvre et donnant aux récitatifs une puissance expressive irrésistible. Même quasi-expressionnisme pour l’Uriel de Florian Bosch, lui aussi attentif à donner chair à ses commentaires. Quant à leurs arias, elles sont simplement investies et magistrales. Elsa Dreisig, qui remplace Genia Kühmeier initialement programmée, fait ses débuts en Gabriel et Eve. Elle avait ravi en Micaëla à Aix, elle apporte ici, avec un charme certain, une voix pleine, rayonnante, dont les harmoniques résonnent généreusement, une joie à chanter communicative, confirmant par là qu’elle est l’une des voix qui vont compter demain.

Tous, en tout cas, se sont attachés à rendre cette jubilation essentielle au ton et à l’esprit de l’œuvre qui, malgré ses 219 ans, a semblé toujours aussi neuve et vivifiante.

P.F.