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Gerald Finley (Lear). Derrière lui : Matthias Klink (Kent).

 

39 ans après sa création à Munich, le Lear d’Aribert Reimann, l’une des œuvres les plus puissantes et dévastatrices du répertoire contemporain, paraît enfin au Festival de Salzbourg, qui y gagne une soirée d’exception, d’un tout autre niveau artistique que la conventionnelle Aida de la veille.

Pas de doute, avec quelque 25 productions de par le monde en bientôt 40 ans, de Munich à San Francisco, de Paris-1982 à Paris-2016, d’Amsterdam à récemment Hambourg ou Budapest, Lear s’est révélé l’un des rares opéras du dernier quart du XXe siècle capable de s’imposer durablement au répertoire non seulement des scènes allemandes, mais aussi des grandes maisons internationales. La puissance impérieuse de ses clusters, le grondement permanent de sa lave instrumentale, la poésie infinie de ses moments de détente dramatique face à la violence quasi permanente de l’action – condensé de Shakespeare à son plus percutant –, le thème même de l’œuvre du Barde : tout, recréé par la plume de Claus H. Henneberg et l’inventivité sonore d’Aribert Reimann, s’est lié pour créer un chef-d’œuvre dont on ne saurait sortir indemne tant sa densité combine avec génie le coup de poing à la caresse. L’inscription de l’œuvre au programme du Festival de Salzbourg, comme premier témoin de la volonté de son nouveau directeur Markus Hinterhäuser de revenir sur certains grands ouvrages de la création contemporaine – une politique qui nous promet le retour de Die Bassariden de Henze pour l’été prochain –, affiche en tout cas gagnant au sortir d’une soirée exceptionnelle.

Difficile, vu le caractère si souvent outré de la partition, de dire si la direction de Franz Welser-Möst lui est plus ou moins fidèle et se rapproche ou non des propositions les plus anciennes (Gerd Albrecht à la création) ou récentes qu’on ait pu expérimenter (Fabio Luisi à Paris), toutes exceptionnelles ; il s’inscrit assurément à ce niveau d’excellence. Ce qui est incontestable, c’est que le chef autrichien a pris la mesure de l’ampleur de l’ouvrage – qu’il projette dans l’imposant volume de la Felsenreitschule bondée sans qu’on y perde le moindre détail tant la lisibilité est parfaite. Le fait qu’il dispose des pupitres du Philharmonique de Vienne n’en rend que plus somptueuses la déferlante sonore de ces clusters exacerbés, la précision rythmique des percussions qui, bien que reléguées en hauteur côté cour, s’intègrent parfaitement à la masse globale, et plus encore la transparence d’éther du halo sonore d’un finale ravagé mais transfiguré.

La réussite tient tout autant au théâtre monté par Simon Stone, un nouveau venu dans la planète de la mise en scène lyrique (on lui doit surtout des classiques du théâtre qu’il a montés de Nanterre à Avignon, jusqu’à de récentes Trois sœurs et Médée à l’Odéon). Son univers est d’une franche modernité : complets d’aujourd’hui, tailleurs Chanel, survêtements gris ou bleu, sous-vêtements blancs, dégoulinants sous la pluie battante de la tempête – le vocabulaire visuel est contemporain. Comme l’immense plateau longitudinal et trapézoïdal, installé sous les fameuses arcades de pierre excavée de l’Ecole de cavalerie et limité sur trois côtés par des rangées de (faux) spectateurs. Il est d’abord couvert d’une lande de fleurs colorées semblant un rêve de paradis, vite mis à mal par la tragédie de la succession royale quand Lear s’emploie, dans sa colère, à en arracher la matière même. Débarrassé de ses fleurs piétinées, ce plateau est, à l’acte II, d’un blanc virginal – pour mieux exposer les mares de sang que vont provoquer les sœurs infernales de Cordelia parmi leur cour, comme parmi ces spectateurs, peuple livré à la merci des sbires du nouveau pouvoir transformé en clan de bouchers. Comment ne pas ressentir alors instinctivement le massacre du Bataclan ou les purges turques ? Et, par là, toute l’actualité vertigineuse de ce jeu des puissants, aussi cruel aux temps légendaires qu’aujourd’hui ?

Le jeu d’acteurs est de cette rage réaliste – énucléation de Gloster, combats ou éliminations – qu’on connaît sans fard aucun sur scène depuis Chéreau et qu’on retrouve toujours plus présente chaque jour sur nos écrans. Il faut alors une équipe d’acteurs investis et c’est bien le cas, chacun d’eux se défonçant ici avec la même puissance que pour interpréter sa partition, si exigeante déjà. La violence est néanmoins plus facile à jouer que l’intériorité ; sur ce plan, le personnage de Lear, interprété comme en un rêve éveillé (mais peu théâtral) par Fischer-Dieskau à la création, est ici investi par l’immense Gerald Finley qui, en tragédien, donne au fou shakespearien une multiplicité de visages contrastés proprement fascinante. Du roi si sûr de lui au vieux souverain menaçant encore, du fou retombé en enfance au vieillard qui s’éteint, il capte et ne lâche plus l’attention. Incarnation, il n’y a pas d’autre mot. Et prise en charge vocale soufflante, où il ne craint pas de se brûler, même si ses moyens se sont de plus en plus amplifiés ces dernières années. À ses côtés, on a l’heureuse surprise de découvrir une Anna Prohaska quasi parfaite en Cordelia ; ne lui manque que cette émotion infinie que Varady dispensait tout au long de ce trop court rôle. Gun-Brit Barkmin et Evelyn Herlitzius, formidables bêtes de scène, ne font qu’une bouchée des monstrueuses Regan et Goneril. Charles Workman, voix retrouvée, impose un Edmund infâme à souhait, tandis que Lauri Vasar porte le drame de Gloster du désespoir à la grâce, à travers un moment de danse proprement enfantin. Car c’est le propre du théâtre de Stone d’apporter son contrepoint au drame avec une légèreté, un sourire surprenants : ainsi Edgar – l’admirable contreténor Kai Wessel , hypnotique –, une fois devenu le « pauvre Tom », se transforme en Mickey Mouse porteur de ballons colorés, que Lear crèvera bientôt comme un enfant capricieux ; et après la fameuse épreuve du saut dans le vide de Gloster son père, Tom lui passera cette tête qui semble lui rendre la vue avec la joie, le faisant alors danser tel un Fred Astaire inspiré. Moment de grâce suspendu aussi, dans ces dernières minutes, qui, dans la « Felsen » transformée depuis deux heures en chaudron infernal, finit par offrir de quoi respirer enfin, libéré par un finale presque trop beau : Lear sur un lit d’hôpital et Cordelia à son chevet, enfermés bientôt dans un gigantesque sarcophage de tulle descendu des cintres pour couvrir toute la scène de son univers blanc, comme dans un ailleurs de paix devant lequel les derniers soubresauts du drame familial (les morts de Regan et Goneril, la victoire vaine d’Edgar sur Edmund) s’épuisent, inéluctablement, comme presque inutiles quand, avec la compassion, l’amour jusque dans la mort laisse parler l’humain.

P.F.

A lire : Lear, L’Avant-Scène Opéra n° 291.


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Anna Prohaska (Cordelia) et Gerald Finley (Lear). Photos : Thomas Aurin.