OEP640_1.jpg

 

Ariodante transgenre

Reprise estivale de l’Ariodante créé au Festival de Pentecôte 2017 autour de Cecilia Bartoli et qui s’inscrit de façon inattendue dans l’esprit de modernité du Festival d’été voulu par Markus Hinterhäuser. Rien, à première vue, ne permet de relier les aventures chevaleresques et les déboires amoureux du chevalier Ariodante, tirés de l’Orlando furioso de l’Arioste et mis en musique par Haendel, aux thématiques contemporaines du Festival telles que définies par son nouveau directeur. Et le fait que ce spectacle ait été produit en amont pour le Festival de Pentecôte pourrait inciter à penser qu’il ne saurait s’insérer dans le programme d’été autrement que comme un OVNI. Ce serait pourtant se tromper, car au delà d’une exécution musicale de très haute volée, ce qui s’annonçait comme une n-ième variante de l’impossible mise en abyme d’un des opéras de Haendel les moins crédibles qui soient, s’est avéré un clin d’œil amusant aux questionnements du moment.

De fait, la production de Christof Loy se présente au départ comme toutes ses productions : un décor convenu de grande salon classique blanc où les personnages contemporains vont côtoyer les armures et costumes d’autres temps, entre époque médiévale convoquant l’illustre roman et robes à paniers XVIIIe rappelant l’époque de la composition de l’œuvre, dans un joli mélange de styles aisément accepté aujourd’hui. Un mur de fond qui s’ouvrira sur quelques toiles peintes dans la grande tradition du XVIIIe, des ballets conventionnels, quelques touches – lourdement – érotiques qui feront rire la salle : on a là la garantie d’un spectacle élégant qui ne donnera pas d’autre regard sur l’œuvre que ce mélange des époques – qu’une bonne direction d’acteurs ne fera pas non plus basculer dans une relecture exacerbée et vertigineuse. Tout le premier acte semble ne pas sortir de cette convention assumée, hors quelques hoquets en phase avec la partition, laissant la primauté au moteur des opéras du Caro Sassone : le chant – qui, après quelques échauffements nécessaires, s’impose comme le régal de la soirée. C’est que la distribution est de haut vol, menée par une Cecilia Bartoli dont la vaillance vocale demeure et qui a su s’entourer d’une équipe vocale de premier ordre, entre valeurs sûres (Sandrine Piau, Christophe Dumaux, Nathan Berg), star sur le retour (Rolando Villazón) et nouvelle venue au firmament du chant haendelien (Kathryn Lewek), y ajoutant avec Gianluca Capuano une baguette allante dirigeant fort bien les Musiciens du Prince, ce nouvel ensemble baroque créé sur mesure à Monaco en 2016 pour assurer une base logistique aux spectacles et récitals de Bartoli. Si le présent objet scénique laisse donc quelque peu indifférent, l’oreille est vite ravie. On pourrait s’arrêter là.

L’acte II toutefois va bientôt changer la donne d’une action convenue : agressé par la prétendue trahison de sa bien-aimée, le chevalier barbu et quelque peu rondouillard, découvrant la robe de la belle délaissée comme trophée par son rival, va s’y coller amoureusement puis s’y glisser, incarnant soudain un Autrichien devenu célèbre en Europe du jour au lendemain grâce à sa victoire à l’Eurovision de la chanson 2014, la drag-queen Conchita Wurst. Et la diva Bartoli, qui vient de soulever la salle à l’instant dans le lamento infini d’un « Scherza infida » d’anthologie, va se montrer infiniment à l’aise dans ce personnage qui incarne à merveille son désarroi amoureux, sa folie passagère et le dérèglement des codes qu’impose une situation de travestissement, inversant ainsi le moteur de l’action (basé sur le travestissement de ceux qui l’ont trompé). Aux délices bien connues de l’incertitude de genre d’une femme chantant un rôle d’homme se déguisant en femme, Loy qui s‘amuse et Bartoli qui jubile ajoutent, au travers de citations de l’Orlando de Virginia Woolf – autre parcours littéraire d’une transformation homme/femme historique –, une provocation qui, en d’autres temps, aurait fait scandale et passe ici sans le moindre écueil, témoignant des évolutions vertigineuses des mœurs du temps : Ariodante, à l’acte III, assumera sa métamorphose et, devenu femme à part entière – et plutôt mamma italienne fumant (de façon hilarante) le cigare que starlette pour magazines –, osant ce transgenre qui questionne encore les lois européennes, perd sa barbe, retrouve sa future et part avec elle assumer un couple inattendu… et heureux. Tout cela n’est peut être qu’anecdote mais s’inscrit parfaitement dans cette interrogation du temps présent que cherche à susciter Salzbourg et qui trouve ici une illustration aussi amusante, légère et réussie qu’inespérée.

Pour nous dire avec humour que tout cela n’est finalement que de l’opéra ? Car cela n’enlève rien, en tout cas, au triomphe de la partition comme de ses interprètes. On a, avec Sandrine Piau, une Dalinda d’une splendeur et d’une présence, d’un naturel et d’une sympathie qui sont leçons ; avec la Ginevra de Kathryn Lewek, une colorature qui, malgré d’infimes tensions dans l’aigu, impose une voix magnifique pour ce répertoire si exigeant ; avec le Polinesso de Christophe Dumaux, une excellence vocale qu’on retrouve avec un infini plaisir à chaque pas de son parcours haendelien depuis son premier Tolomeo à Glyndebourne en 2005, doublée d’une vivacité d’acteur toujours irrésistible ; avec l’Odoardo de Kristofer Lundin, le second rôle parfait ; et avec Nathan Berg, une fois chauffé, la basse qui convient, noblesse et couleur, au rôle bien ingrat du Roi d’Écosse. Avec Rolando Villazón, Lurcanio trouve un chanteur à nouveau maître de sa ligne et de ses moyens, qui impose des miracles de tenue, de style et d’expression qu’on cherchait en vain voici quelque mois dans son regrettable premier Ulysse parisien. Et Bartoli, autre miracle, semble avoir compris que son chant façon mitraillette, qui enlaidit si souvent son timbre à force de virtuosité exacerbée et gratuite, pouvait laisser place à ce qui faisait son prix autrefois, un art du chant à la séduction infinie : la projection un peu réduite, ce sont les valeurs de timbre, la maîtrise de la vocalise, le sens de l’infinie suspension du public à un chant qu’on dira divin, qu’on a retrouvés avec bonheur. Un bonheur porté avec ce qu’il faut de plaisir et d’humilité par un orchestre et un chef parfaitement en phase avec chacun.

Une excellente soirée, assurément.

P.F.

A lire : Ariodante, L’Avant-Scène Opéra n° 201.


OEP640_2.jpg

Cecilia Bartoli (Ariodante). Photos : Monika Rittershaus.