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Karine Deshayes (Alceste) et Julien Behr (Admète).

 

Alceste, la tragédie de Gluck, trouve enfin le chemin de la scène de l’Opéra de Lyon – qui ne l’avait donnée qu’au Théâtre de Fourvière, voici 69 et 60 ans –, dans une production d’une grande beauté et une interprétation vocale de premier plan, même si le résultat global reste un peu en dessous de ce que l’on peut attendre de l’une des œuvres les plus sublimes du répertoire français.

Avant que l’ouverture ne commence, un film nous montre un couple de retour de vacances par les routes ensoleillées, une discussion qui devient dispute, un tonneau, du sang : Admète dans le coma, Alceste qui, indemne, se sent coupable, voilà la nouvelle donne que propose Alex Ollé, quand s’ouvre le rideau sur une somptueuse salle de palais ancien. Côté jardin, la Cène de Leonardo, un salon, une famille éplorée qui attend que du caisson vitré installé côté cour, véritable chambre d’hôpital suréquipée, vienne ou non l’affreuse nouvelle de la mort du souverain.

Cet ajout d’une dimension de culpabilité de l’héroïne – qui n’est ni chez Euripide ni dans l’Alceste de Calzabigi revue par du Roullet et mise en musique par Gluck – est-il là pour actualiser ce que de la mythologie le public prétendu ignorant ne pourrait comprendre aujourd’hui ? Mais Alceste n’est point quelque Amour coupable. Ce qui caractérise sa non-action, c’est une prise en charge, une décision, sublime : mourir pour qui l’on aime, et certainement pas par regret, par responsabilité. Aucune faute chez Alceste, de la grandeur, c’est tout. Sens premier dévoyé ici. Dévoiement qui explique qu’à la fin de l’acte II l’héroïne saute du balcon central dans le vide – puisqu’il n’y a plus de porte des Enfers dans notre monde contemporain. L’acte III n’est plus alors que la traduction visuelle de ses derniers délires de mourante. Car, au finale, après la musique de ballet du divertissement, illusoire, l’orchestre reprend l’ouverture, si tragique, tandis qu’on expose le corps de la défunte devant un Admète désespéré. Vision plus conforme à la réalité d’aujourd’hui, qui n’imagine plus qu’un deus ex machina puisse intervenir dans les destinées humaines ? Certes Wieland Wagner en son temps avait utilisé le même procédé pour rendre le finale d’Orfeo ed Euridice plus conforme au mythe, refusant la conclusion festive à la mode du temps – convention qui n’a plus guère de sens après les amas de cadavres du XXe siècle. Faut-il alors réécrire le XVIIIe ? Ici, la proposition finale vient seulement justifier le parti pris. Dommage...

Cela dit le spectacle est cohérent et magnifique, en particulier au IIIe acte pour ces visions des Enfers servies comme un voyage virtuel impressionnant dans une dimension spatio-temporelle se diluant ensuite dans un tableau comme macro-détaillé depuis quelque toile d’Altdorfer ou de Patinir où errent, nus, les trépassés. Autre grand moment, deux actes plus tôt, l’ impressionnante intervention du Grand Prêtre, sorte de gourou de la famille royale, façon Raspoutine, vaticinant autour d’un bassin enflammé, semblant porté par une intervention divine si puissante que tous s’y plient. On restera partagé entre cette force, cette beauté, et d’autres séquences plus plates où la narration se fait anecdote, à la manière d’un reportage sur la vie d’une famille royale frappée par le deuil, s’enferrant quelque peu dans un monde qui n’a ni la grandeur, ni la dignité de ton qu’y met la musique – ou la simple idée qu’on se fait de la noblesse des sentiments qu’un siècle, un style, exposaient par ce média. Dresser la table n’est pas à proprement parler ce qu’on attend quand Gluck nous offre un ballet de réjouissances.

La partition n’est d’ailleurs pas mieux sublimée. Des moments d‘intensité dramatique d’une vraie force expressive portée par la vivacité de la battue, mais aussi des plages plus étales, quand la beauté purement instrumentale prend la place première sans y imposer une leçon d’absolu lyrisme, marqueront donc les premiers pas d’une formation nouvelle, I Bollenti Spiriti, émanation de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon dont 40 musiciens se consacrent désormais au répertoire du XVIIIe siècle, munis d’archets baroques, de cordes de boyaux et d’instruments naturels, sous la baguette de Stefano Montanari, à la recherche d’une authenticité sonore aujourd’hui impérative mais, dans le cas présent, encore imparfaite : « Parez vos fronts de fleurs nouvelles », cette magnifique respiration devient ici une musique de salon et non un flot d’émotion vive, même si les Chœurs de l’Opéra s’y montrent à leur meilleur.

Reste alors la distribution : unitaire pour les seconds rôles (l’Évandre de Florian Cafiero, l’Hercule de Thibault de Damas, l’Apollon de Tomislav Lavoie), elle est dominée par trois interprètes de haut niveau. Le Grand Prêtre d’Alexandre Duhamel, imposant de timbre, de profondeur et d’ombre, entre diction parfaite et puissance sonore très efficace, quasi magnétique. L’Admète de Julien Behr, qui a écouté comment Nicolai Gedda chantait ce rôle, est d’un style et d’une articulation irréprochables, d’une tenue fascinante et d’une dignité d’expression traduisant à la perfection l’humanité désorientée du personnage. Manque seulement un peu de puissance dans la projection de la voix. Reste surtout l’Alceste de Karine Deshayes, dans ce qui est aussi pour elle prise de rôle. La voix est magnifique mais pas absolument à l’aise : aigu imposant, certes, mais où le timbre se décolore quelque peu jusqu’à de rares stridences ; grave un peu court de timbre, un peu blanc – faiblesses qui montrent un instrument magnifique un peu rétif à la grande phrase gluckienne, si difficile à dominer en ce rôle. Plus dérangeant, le fait que l’articulation se perde dans la projection. Si la roulade rossinienne n’a besoin du mot que pour l’effet, la noblesse de phrase de Gluck a besoin du texte, fondamentalement, impérativement dramatique. Est-ce pour cela que l’émotion qui avait porté la prestation de Véronique Gens à Paris l’an dernier est demeurée un peu absente de cette interprétation au demeurant de haut niveau ? Il n’est pas sûr que ce rôle soit idéal pour cette voix, qui aura encore à s’y investir sur le plan technique pour y convaincre totalement.

P.F.

Notre édition d’Alceste : L’Avant-Scène Opéra n° 256.


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Photos : Jean-Louis Fernandez.