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Rarement œuvre aussi célébrée aura ainsi disparu de la scène – tant et si bien que chaque nouvelle production du chef-d’œuvre de Jacques-Fromental Halévy fait événement, comme ce mois-ci à Strasbourg. 600 représentations à l’Opéra de Paris un siècle durant en tant qu’archétype du Grand Opéra à la française, et puis plus rien ; la faute aux changements du goût, la faute tout autant au manque d’interprètes pouvant assumer ces rôles, celui du ténor en premier lieu – problème qui fut d’ailleurs crucial à Strasbourg en ce soir de première. Un long, trop long silence, donc, pour un opéra admiré de Wagner lui-même et de Berlioz aussi, rares complimenteurs, et qui jouait d’égal à égal avec Les Huguenots et les autres grands Meyerbeer, tout aussi déchus depuis. Quelques rares tentatives de reprises, un enregistrement officiel pas vraiment convainquant (Almeida), des extraits souvent fascinants, deux airs majuscules : rien n’y fit. Et puis un ténor, Neil Schicoff, d’origine juive, interpellé par ce rôle affreux d’Eléazar, et une bonne production firent qu’à Vienne, La Juive retrouva au début du XXIe siècle un semblant de légitimité. Schicoff vint justifier encore qu’on la reprenne en 2006/7 à Paris, son lieu de naissance (mais à Bastille, en rien sa maison mère). Depuis, La Juive intéresse peu à peu le public et une renaissance s’amorce, amplement justifiée. De grandes scènes et de grands noms de la mise en scène s’y sont montrés attentifs : Konwitschny à Anvers et Mannheim, Bieito à Munich, Py à Lyon. C’est qu’au delà de la partition, l’une des plus emblématiques et des plus heureuses du répertoire français du XIXe siècle, elle nous pose encore ou à nouveau, au travers de son titre même, des questions toujours actuelles sur le pouvoir des religions, sur les folies qu’elles font commettre aux individus comme aux peuples, sous couvert de racisme latent ou patent.

C’est assurément ce qui a intéressé Peter Konwitschny dont la production atterrit à l’OnR en ce mois de février 2017. Il avoue ses choix à travers des coupures d’importance : ouverture, ballets, chœurs, tout ce qui fait cortège et paralyse l’action a disparu, y compris la sérénade de Léopold et le duo qui suit, le boléro d’Eudoxie et, en scène, jusqu’à l’entrée triomphale de l’Empereur, où le chœur dispersé dans la salle ne se plaît qu’à moquer les protagonistes du drame. Puisque le cinéma fait depuis un siècle tellement mieux en matière de grand spectacle, autant se concentrer sur l’intrigue monstrueuse et son contexte politique, laisse-t-il entendre – à raison sans doute –, le côté grand spectacle n’étant plus guère le moteur de l’intérêt du public aujourd’hui et restant hors de portée financière de la plupart des théâtres d’aujourd’hui, OnR compris.

Le regard d’un des trublions majeurs de l’opéra allemand est bien entendu incisif – le sujet le permet – et plus encore perturbant. On n’avait jamais ri encore à regarder La Juive, dont il accentue les travers, le comique involontaire même, en se basant sur les failles du livret, ses raccourcis psychologiques, et plus encore sur la diversité de style de la partition, au croisement de Mozart et Cherubini, de Rossini et Weber. Ainsi la scène de la malédiction, à l’acte III, qui, dans un martelage partagé – orchestre et bruits de productivité –, nous fait assister à la fabrication de ceintures d’explosifs tout à fait hors de propos dans l’intrigue lue au premier degré mais parfaitement en phase avec notre époque, et surtout ô combien respectueuse de la rythmique d’un grand ensemble conclusif à la Rossini. Et qu’on puisse ressentir de l’empathie n’empêche pas qu’on puisse s’amuser : la scène du plaidoyer d’Eudoxie pour que Rachel sauve son époux, une fois les deux protagonistes rassurées sur leurs destins, se transforme – la musique si détendue le permet – en badinerie d’adolescentes, jeu de mains et bataille de polochons… C’est bien entendu facile, plus que de distinguer juifs et chrétiens, tous habillés de noir intemporel, par la seule couleur des gants qu’ils portent , jaunes et bleus (on s’interrogera alors sur quelques gants verts, signe de ces unions interdites alors ? Quant aux gants rouges, plus rares encore, mystère ! ). La production, installée dans un espace défini par une énorme rosace gothique dispersant ses coloris chatoyants au travers de grilles de néons verticaux, nous épargne globalement les excès du Regietheater, sans éviter toutefois quelques poncifs, comme cette baignoire posée là en guise de lac, pour une explicite séance de torture, ou la marche de Rachel et de son pseudo-père au bûcher final en costumes de mariés. Mais elle développe bien son propos : le fanatisme est porteur de haine, montrée sans fard, dans toute son inhumanité. Et oui, La Juive, c’est, au delà de sa partition magnifique, bien cela.

L’orchestre de Mulhouse, tenu ferme par Jacques Lacombe, très efficace, très ouvert à la multiplication des influences et des styles qui font de cette œuvre un univers en soi, rend fort bien le charme et l’expression de la partition, même si, comme pour Don Carlo en juin dernier, son ampleur dépasse un peu les moyens naturels (l’aisance, les couleurs, la souplesse) de l’ensemble. Ce n’est rien par rapport aux chœurs, certes très impliqués mais parfaitement incompréhensibles, et donc masse sonore impénétrable. La distribution démontre pour sa part la difficulté à programmer cet opéra aujourd’hui. Roberto Saccà souffrant, il a fallu lui trouver in extremis un remplaçant, denrée fort rare. Par chance, Roy Cornelius Smith, vrai fort ténor qui avait participé au succès de la production à Mannheim, a pu rejoindre Strasbourg à temps et sauver la soirée. Voix solide sinon envoûtante, il tient le rôle jusqu’au bout, maîtrisant la puissance expressive de son instrument un peu rugueux pour quelques moments d’élégance réelle, et mérite amplement ses applaudissements, même si son interprétation reste peu approfondie. Il laisse ainsi le premier rang – c’est justifié par le titre – à l’héroïne éponyme, dont la belle Rachel Harnisch propose une interprétation de haut niveau, intense par la prise en charge, admirable par le chant, fort bien projeté. Léopold, traité sans indulgence comme personnage, est ici Robert McPherson, ténor plus lyrique mais sans l’ambitus vocal qui pourrait en faire le pendant en intérêt d’Eléazar ; bonne Eudoxie d’Ana-Camelia Stefanescu, parfois un peu approximative ; mais tous deux ne sont pas mémorables. Jérôme Varnier l’est plus, en Cardinal Brogni, par le physique et la voix, qui n’a certes pas l’ampleur, mais au moins la noirceur et la présence requises. Complément impeccable, Nicolas Cavalier cumule les rôles de Ruggiero et d’Albert, quelque peu coupés eux-aussi. Certes, on n’a pas retrouvé ici les ombres improbables de Nourrit, Falcon, Levasseur et Dorus-Gras, mais chacun a réellement porté au mieux de ses moyens un ensemble qu’on a entendu avec un intérêt réel, sinon avec un plaisir absolu.

P.F.

A lire : La Juive / L’Avant-Scène Opéra n° 100.


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Photos : Klara Beck.