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Il ne faut pas avoir peur des proverbes : il est des occasions perdues qui se retrouvent. À preuve la Manon de Massenet qui fit les beaux soirs de l’Opéra de Lausanne en octobre 2014 et dont l’Opéra de Monte-Carlo vient de permettre la (re)découverte. Une reprise qui valait le voyage tant les productions aussi inspirées et respectueuses de la partition comme du livret ont été rares depuis l’inoubliable hommage que leur avaient rendu Michel Plasson et Jean-Claude Auvray à Toulouse en 1974.

À l’époque, tandis que l’Opéra de Paris s’appropriait l’ouvrage en le mutilant, on avait pu l’entendre au Capitole dans sa quasi-intégralité et, de ce point de vue (mais ce n’est pas le seul), la mise en scène d’Arnaud Bernard y fait repenser car elle rétablit plusieurs coupures dites « traditionnelles » comme l’air de Lescaut au Cours-la-Reine, rarement donné dans sa totalité, et, plus rare encore, la chanson bouffonne de Guillot (« Quand le Régent… ») – au détriment, il est vrai, de l’autre chanson, celle de Lescaut (« C’est ici que celle que j’aime »). Précisons, pour être exact et sans faire le détail des élisions légères, que le premier acte s’achève avec le duo (coupure admise par Massenet), que l’adorable Ballet et ce qui l’amène manquent, ce qui est plus regrettable, et que la scène de marchandage dialoguée entre Lescaut et les soldats, au dernier acte, a été passée. Ce n’est pas rien, mais si peu au regard des productions courantes.

Si l’on peut respecter ces choix du metteur en scène, c’est qu’Arnaud Bernard fait montre dès le prélude (où l’on découvre Manon expirée et ses pauvres funérailles) d’une rare pertinence tant dans la direction d’acteurs que dans la cohérence entre le rythme dramatique et la pulsation musicale. Cohérence qui se réalise notamment grâce aux panneaux coulissants d’Alessandro Camera qui – en se refermant ou en s’ouvrant au tiers, à demi ou entièrement — permettent des fondus-enchaînés entre les scènes : certaine subsistent, figées, d’autres se préparent ; les changements de mobilier ou  d’accessoires s’effectuent subrepticement pendant que l’action suit son cours au premier plan. L’austérité de ces panneaux sombres  met en valeur les couleurs choisies des costumes XVIIIe, d’une élégance parfaite, conçus par Carla Ricotti.

En outre, alors qu’une tendance se dessine d’adopter la version avec récitatifs, le choix de l’originale, avec les mélodrames parlés, mérite d’autant plus d’être souligné que la diction soignée des chanteurs a dû faire l’objet d’une attention soutenue. S’il est vrai qu’avec une troupe cosmopolite mieux vaut chanter ce qu’on ne peut dire avec naturel, à Monte-Carlo la francophonie régnait en maître et tout allait de soi. Une distribution bien équilibrée où l’on apprécie la superbe tenue du Brétigny de Pierre Doyen qui, dès le premier acte, accroche le regard de Manon, la faconde et le style de Lionel Lhote (Lescaut), la présence, enfin, de Rodolphe Briand, diabolique incarnation de Guillot pertinemment présenté comme l’instrument du destin fatal, celui par qui tout commence (la chaise de poste qu’il offre à Manon) et par qui tout finit (la dénonciation). De prime abord, Jean-François Borras ne s’impose pas comme le Des Grieux qu’on attend mais, d’acte en acte, il révèle des qualités sérieuses de musicalité (respect des nuances, juste phrasé) et d’intelligence de son personnage qui se dramatise et s’affermit au fil des situations.

La même remarque vaut pour Vannina Santoni qui, ingénue au premier acte, amoureuse et indécise au second, coquette-souveraine au Cours-la-Reine (où elle atterrit en montgolfière !), déchirante d’ardeur passionnée à Saint-Sulpice, impérieuse à l’hôtel de Transylvanie où sa froideur contraste avec le vertige amoureux de Des Grieux (« Manon sphinx étonnant »), elle se transfigure, brisée et lucide sur la route du Havre. Remplaçant presque au pied levé Sonya Yoncheva, c’était sa première Manon le 25 janvier. À peine est-il nécessaire de faire la part du trac pour apprécier toutes les ressources vocales et théâtrales de cette jeune cantatrice déjà remarquée dans Les Pigeons d’argile de Philippe Hurel.

Alain Guingal, à la tête de l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo, rend justice à une foule de détails de la partition avec autant de précision que de sensibilité. La coordination entre le plateau et la fosse lui donne un peu de fil à retordre, mais ce sont les aléas du théâtre et quand l’ensemble est si convaincant, quand l’œil et l’oreille sont captivés par le spectacle, il faut laisser aux boutiquiers le soin de compter les défauts. Ce n’était pas parfait, mais c’était juste, et juste à en pleurer d’émotion.

G.C.

Notre édition de Manon : L’Avant-Scène Opéra n° 123.


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Vannina Santoni (Manon). Photos : Alain Hanel.