OEP581_1.jpg
Anna Caterina Antonacci (Susanna). Photo : Elisa Haberer / OnP.

 

L’Opéra n’a pas osé donner toute la trilogie du Hindemith iconoclaste des années 1919-1921. Oubliant L’Assassin, espoir des femmes et Le Nusch-Nuschi, également en un acte, il a apparié la sulfureuse Sancta Susanna au tube du répertoire qu’est Cavalleria rusticana. Le public, en effet, serait-il venu pour une soirée entièrement dédiée au compositeur allemand, alors même que ce diptyque nouveau n’a pas tout à fait rempli Bastille, du moins le soir de la première ? Cela dit, la prudence le disputait à l’audace : quoi de commun entre le vérisme de Mascagni et l’expressionnisme de Hindemith ?

La réponse vient de la production de Mario Martone, qui n’a visiblement pas eu de peine à dissocier Cavalleria de Paillasse, qu’il avait mis en scène à la Scala en 2011, pour relier le drame sicilien à l’histoire de la religieuse hystérique – elle annonce à la fois la Renata de L’Ange de feu et la Mère Jeanne des Diables de Loudun. Vérisme et expressionnisme poussent le plus loin possible l’exacerbation des passions. Il nous rappelle également que les deux opéras mettent en scène deux univers marqués par le sacré, où la loi de la nature et de la vie, symbolisée par les parfums de la campagne sicilienne ou du jardin du couvent, se heurte à la ritualisation et à l’institutionnalisation de l’interdit, symbolisée par la messe de Cavalleria : tout se passe ici non pas devant l’église mais à l’intérieur, pendant l’office pascal. Or Santuzza, que Turridu a séduite sans l’épouser, n’y entre pas et se dit maudite. Le crucifix passe ensuite naturellement de l’église au couvent, où sœur Suzanne s’identifie à une autre pécheresse, une religieuse qui s’est collée nue contre le Christ en croix avant d’être emmurée vivante. Les hommes, eux, ne connaissent pas ces déchirements : avant d’aller à la messe, Alfio va à la maison close, une autre institution, où l’interdit se contourne sans mauvaise conscience. Aurait-on pu, alors, imaginer Santuzza entrant au couvent, se consumant, après la mort de Turridu, d’un désir devenu sacrilège ? N’est-elle pas condamnée, plus ou moins, à la solitude d’une emmurée vivante ? Mario Martone n’est pas allé aussi loin – c’est peut-être dommage. Mais on aime la cohérence de son travail – sans doute aurait-il gagné en force si les deux œuvres s’étaient enchaînées sans saluts. On apprécie de même la pertinence de sa direction d’acteurs, notamment du chœur, omniprésent dans Cavalleria, son refus de l’outrance pour Susanna, dont la vingtaine de minutes devient une insoutenable tragédie de l’aliénation – cela n’empêche pas les images fortes, comme celle de l’araignée géante confondue en une sorte d’étreinte kafkaïenne avec le corps nu de la religieuse alors que, dans le livret, elle tombe du crucifix sur les cheveux de Susanna.

Carlo Rizzi ne montre pas moins de sobriété : direction claire et subtile, d’une opulence épurée, à l’opposé d’un vérisme mal compris. Il traite d’ailleurs Hindemith comme Mascagni, rebelle à un expressionnisme acéré qui de toute façon n’est pas tout à fait celui de Susanna. On ne le lui reprochera pas : cela fonctionne très bien et contribue à l’unité de ce Cav/Sus. Le vérisme mal compris se situe du côté de l’insupportable Turridu de Yonghoon Lee, voix puissante à l’émission raide renvoyant à une époque où l’on croyait pouvoir, dans ce répertoire, faire fi de la nuance et de la souplesse, voire, tout simplement, du style. L’Opéra de Paris aurait-il la nostalgie des del Monaco ? Elina Garanca est d’une autre trempe, vocalement magnifique… mais sans le format de Santuzza, un falcon exigeant un médium et un grave beaucoup plus corsés. On la sent du coup un peu retenue, s’efforçant avant tout d’assombrir sa voix. L’Alfio de Vitaliy Bilyy porte beau, Antoinette Dennefeld a la séduction de Lola, Elena Zaremba en impose aussitôt en Mamma Lucia. Et le chœur, pilier de l’opéra, est magnifique. Malgré un aigu peu glorieux, Anna Caterina Antonacci incarne ensuite une Susanna hallucinée, déchirée et déchirante, à couper le souffle, tellement plus présente que la Santuzza de Garanca. Renée Morloc, impressionnante Klementia, a des accents dignes de Clytemnestre, nous rappelant que ce Hindemith-là a digéré le Strauss d’Elektra. On aurait d’ailleurs pu confier le rôle à Sylvie Brunet-Grupposo, reléguée dans les quelques mesures de la Vieille Nonne. Malgré une distribution pas toujours adéquate, comme souvent à l’Opéra, c’est une belle et stimulante production, qui a quelque chose à nous dire.

D.V.M.

Notre édition de Cavalleria rusticana : L’Avant-Scène Opéra n° 295 (novembre 2016).


OEP581_2.jpg
Yonghoon Lee (Turiddu) et Elina Garanca (Santuzza). Photo : Julien Benhamou / OnP.