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Laurent Naouri (Ruprecht) et Ausrine Stundyte (Renata).

 

Que L’Ange de feu n’ait pas été créé en Russie soviétique n’est en soi pas étonnant, d’autant que la composition date d’une période où Prokofiev n’y vivait pas. Qu’il ait fallu attendre 1987 pour qu’un opéra achevé en 1927 connaisse, à Perm, la première scénique de sa version originale en russe l’est davantage. On retrouve en tout cas avec plaisir, grâce à cette très belle production du Komisches Oper de Berlin, une œuvre dont la force d’impact, peut-être justement en raison de cette relative rareté à la scène, reste entière, et c’est de son efficacité que cet opéra tire une bonne part de sa modernité. Bien qu’emmené par le roman éponyme de l’écrivain symboliste Valéri Brioussov (dont il a lui-même tiré un livret) sur le terrain d’un mélange assez particulier de mysticisme, de spiritisme et de psychologie, Prokofiev conserve manifestement une certaine distance avec son sujet et ne se départit guère, pour ce qui concerne en tout cas la musique, de son positivisme foncier. On retrouve donc sans surprise un orchestre énergique et lumineux, limpide mais reposant sur des basses solides, et le plus souvent propulsé par une motorique puissante. Conçue pour concentrer l’énergie acoustique et constituant de ce point de vue une antithèse de la sensibilité post-impressionniste, cette orchestration est remarquablement mise en valeur par Kazuchi Ono, toujours parfaitement stable et précis, qui dirige tout en souplesse et en sobriété, privilégiant avec les musiciens de l’Opéra de Lyon la clarté et la lisibilité des textures, mais capable de susciter si nécessaire un impressionnant plein-jeu, notamment lors de l’acte final.

Renata a littéralement été illuminée, enfant, par la visite d’un Ange de feu qu’elle cherche en vain à retrouver dans sa supposée incarnation humaine, le comte Heinrich, à qui elle avait un temps offert ses faveurs. Pour ce rôle très exigeant de soprano dramatique, Ausrine Stundyte ne quitte le plateau que pour la scène burlesque de la taverne à l’acte IV, où le moment gentiment gore du bras arraché au garçonnet et englouti par Méphisto avec force projections de viande et sang produit son petit effet comique. Elle a assurément l’ampleur vocale requise, et on appréciera la granulosité particulière de son timbre, qui suggère en fait une sorte de feuilleté acoustique. Une telle aura vocale, doublée d’un véritable rayonnement scénique, est tout indiquée pour un rôle qui suggère parfois de façon subliminale que l’Ange se confond peut-être avec Renata. Pas plus que Brioussov puis Prokofiev, le metteur en scène Benedict Andrews n’a fait d’elle une femme folle. Exaltée certes, en proie à une forte agitation, manifestement perturbée par un épisode de son enfance, elle est hallucinée pour Ruprecht, possédée pour l’Inquisiteur – que la ferveur de sa croyance non officielle dérange –, mais elle n’apparaît pas comme véritablement démente. C’est l’un des points forts de la mise en scène que d’avoir évité un grand déballage psychiatrique. Le chevalier Ruprecht, que Renata fascine et en qui elle éveille un désir charnel, ne met pas non plus clairement en doute sa santé mentale. Laurent Naouri tire parti de son charisme vocal – qui s’appuie, d’un point de vue technique, sur un alliage de puissance, de souplesse, de clarté dans le haut de sa tessiture ainsi que sur une très bonne diction du russe – et scénique tout en restant crédible en tant que personnage dominé, dont le libre arbitre vacille sous l’emprise de Renata. Aucun des rôles secondaires – mais indispensables car structurants – n’a été négligé : une Hôtesse tonitruante aux certitudes bien arrimées (Margarita Nekrasova), Glock le libraire en possession d’ouvrages aussi interdits qu’occultes, perfide à souhait et s’insinuant dans les esprits grâce à sa voix de ténor bien acérée (Vasily Efimov), ou encore un Inquisiteur à l’autorité inébranlable (Almas Svilpa). On voit avec délice le ténor Dmitry Golovnin, dont la voix très dense assoit le pouvoir malsain du philosophe-gourou Agrippa de Nettesheim, se faire encore plus mielleux lorsqu’il bascule sur le rôle comique de Méphistophélès. Utilisés avec parcimonie, les chœurs ont été liés de façon très pertinente à la dramaturgie par le compositeur et produisent en outre les textures les plus inventives de l’opéra. On retient notamment le bel effet de démultiplication lorsque des « peaux-rouges » façon Crazy Horse assaillent Ruprecht, puis le mélange de longues lignes mélodiques et de boucles névrotiques (propagées par Renata parmi les moniales et les novices) lors de la scène finale au couvent. Les chœurs de l’Opéra de Lyon s’illustrent par leur remarquable netteté.

Dans un contexte théâtral où l’on imaginait difficilement une tentative de reconstitution historique de l’Allemagne du XVIe siècle, le dispositif scénique (Johannes Schütz) à la fois sobre et sophistiqué – un vaste plateau tournant et des panneaux gris modulables permettant de structurer des parois et donc des espaces diversifiés – favorise une actualisation du cadre narratif aussi justifiée que peu tapageuse. La démultiplication des personnages, qui nous vaut de voir Ruprecht et Renata entourés de clones, suggère leur ambiguïté – ou, pour Renata souvent entourée d’une nuée de petites filles, le poids de son enfance – mais trouve aussi une fonction très pragmatique avec la manipulation des éléments de décor. Cette modernité-là s’accorde avec celle de la musique de Prokofiev, jamais vraiment tonale ni vraiment atonale mais toujours polarisée, modulaire elle aussi (de larges pans de cet opéra alimentent la Troisième Symphonie) mais toujours dotée d’une forte identité stylistique.

P.R.

A lire : notre édition de L’Ange de feu : L’Avant-Scène Opéra n° 294 (septembre 1996).


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Ausrine Stundyte (Renata). Photos : Jean-Pierre Maurin.