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Thibaut Desplantes (Venceslao) et Ziad Nehme (Rogelio).

L’ombre de Venceslao n’est sans doute pas la plus représentative des pièces de Copi, de leur causticité comme de leur puissance dramaturgique. Jorge Lavelli est cependant parvenu à en tirer un livret où s’exprime la poésie qui se cache derrière un langage assez cru, et à condenser l’action en trente-deux scènes, parfois très brèves, dont l’articulation fluide communique à l’ensemble un rythme soutenu. Ce spectacle très bien ficelé, dont l’un des atouts réside dans le fait que le librettiste en soit aussi le metteur en scène, tient bien davantage de la farce grinçante que de la parabole métaphysique. Il prend aussi par moments, étant donné la place importante qu’y occupe la parole, des airs de mélodrame. Martin Matalon a fort bien trouvé sa place auprès de son aîné et compatriote, adoptant le même tempo trépidant sans brider sa propre narrativité musicale.

La palette vocale est large, allant du parlé libre à un lyrisme généreux en passant par les nuances intermédiaires. Si certains moments de tension expressive, rendus par un style atonal assez neutre mais hérissé d’intervalles en montagnes russes, semblent avoir mis parfois les chanteurs sur la défensive, on retient surtout l’écriture très adroite qui relie le plus souvent la fosse à la scène : le soutien des lignes vocales par des doublures parfois synchrones mais souvent indirectes, dissimulées derrière des effets d’écho, parfois de pré-écho, d’hétérophonie et de relais, porte en revanche très efficacement les interprètes sans alourdir le discours.

Sur le plateau, les voix féminines mènent la danse. La China d’Estelle Poscio est brillante, vive et, altitude de sa voix de soprano colorature aidant, surplombe à de nombreuses reprises le spectre acoustique de la scène. Le haut de sa tessiture est abondamment sollicité dans les scènes finales, d’abord lors d’une nuit d’ivresse et de danse à Buenos Aires en compagnie du peu recommandable Coco Pellegrini (sc. 29), puis au moment où elle meurt, fauchée par une balle lors d’un coup d’Etat, dans le spasme d’une oscillation hautement énergétique sur un contre- et un contre-mi. L’interprète possède en outre un remarquable potentiel chorégraphique qui lui aura permis, le temps de la production, de restituer en duo avec le magnifique danseur Jorge Rodriguez de fort belles scènes de tango et de samba, où la performance physique ne parvient pas à altérer la densité du chant. Campée par la mezzo-soprano Sarah Laulan, Mechita, épouse illégitime de Venceslao et mère de son fils Rogelio, double sa solide assise vocale d’une indéniable présence scénique.

Dès son entrée au tout début de la première scène, c’est également par sa présence que l’on appréhende le Venceslao de Thibaut Desplantes. Une présence physique avant même qu’elle ne devienne scénique, et qui précède la découverte de la voix chantée, différée par une entrée en matière parlée. La puissance d’émission du baryton, parfaitement en situation pour camper un personnage qui fait volontiers preuve d’une certaine rudesse, donne parfois l’impression d’être un peu poussée. Alors que le personnage est globalement convaincant, il lui manque par moments un zeste de naturel que n’explique pas totalement une prosodie volontiers râpeuse. L’implication plus discrète que requiert le rôle du jeune Rogelio, demi-frère de China qu’il épousera cependant, n’enlève rien à la clarté vocale et à l’agilité du ténor Ziad Nehme, dont le terrain vocal est laissé entièrement libre par les autres rôles. À mettre de toute évidence sur le compte du caractère buffa du rôle de Largui, amoureux sans retour de Mechita, les insistants passages en falsetto criard de Mathieu Gardon paraissent, eux, trop systématiques.

Très bien servie par un Orchestre Symphonique de Bretagne précis et réactif à la baguette acérée d’Ernest Martinez Izquierdo, l’écriture instrumentale de Martin Matalon véhicule sa propre charge dramaturgique. Aussi à l’aise dans le déferlement énergétique des tempêtes stylisées qui balisent l’opéra que dans les textures les plus dentelées, le compositeur cultive avec une grande subtilité les entre-deux stylistiques. La remarquable scène (sc. 16) qui expose les quatre bandonéistes (Anthony Millet, Max Bonnay Victor Villena et Guillaume Hodeau) sortis pour l’occasion de la fosse nous vaut un intermède instrumental où les caractéristiques les plus idiomatiques de l’instrument se fondent dans une écriture qui ne pastiche pourtant pas le répertoire de l’instrument. De même les trois épisodes de tango, qui amènent graduellement à une musique déjantée et à des barrissements de cuivres, sont maintenus en équilibre sur le fil ténu qui sépare la parodie d’une stylisation froide, sans tomber dans l’une ni dans l’autre. Les touches jazzy sont aussi très adroitement ménagées et l’électronique, quoique très modeste, est pour beaucoup dans la consistance onirique de la scène finale, où apparaît « l’ombre de Venceslao ». D’une quiétude comparable, la scène du suicide de Venceslao semble convoquer un souvenir diffus du Boulez de Mémoriale. Bien que les interpolations de tubes du répertoire du tango ou de la milonga (par Tita Merello et de Mariano Mores) soient généralement brutes, un tuilage avec la musique instrumentale ménage des effets simples mais efficaces de fondu-enchaîné.

Pour soutenir le rythme de cet opéra qui privilégie l’action, une direction d’acteurs précise s’imposait. Jorge Lavelli évite tout temps mort et toute béance scénique. Sobre et assez minimal, le décor, où dominent les panneaux de bois modulables, tire une part importante de sa dynamique de rideaux mobiles qui structurent un espace largement ouvert. Il est cependant transcendé par des lumières (Jean Lapeyre et Jorge Lavelli) dont la beauté culmine avec la scène des chutes d’Iguazú, figurées par un cylindre de tissu léger que fait miroiter une lumière blanche verticale très focalisée. Déjà très bien rodé dès sa deuxième représentation, cet opéra laisse présager pour la tournée qu’il entame un intéressant crescendo d’organicité scénique.

P.R.


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Jorge Rodriguez (Coco Pellegrini), Estelle Poscio (China) et Ziad Nehme (Rogelio). Photos : Laurent Guizard.