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Nadine Sierra (Flavia Gemmira), Emiliano Gonzalez Toro (Lenia), Franco Fagioli (Eliogabalo) et Matthew Newlin (Zotico).

Cette production d’Eliogabalo n’inaugurait pas seulement l’entrée de Cavalli au répertoire de l’Opéra de Paris et la nouvelle saison de ce dernier : elle coïncidait avec la première représentation française d’un ouvrage qui, lui-même, n’avait connu sa création qu’en… 1999 ! Dernier opéra conservé de Cavalli, il ne fut en effet pas représenté mais, alors même qu’en avaient débuté les répétitions (en 1668), remplacé par un autre Eliogabalo, plus conforme au goût du jour. Le livret, qui fait allusion au massacre d’un empereur, à divers viols, sacrilèges, rapports incestueux et/ou homosexuels, fut-il jugé trop sulfureux – au point que l’auteur en resta anonyme ? La musique – follement sensuelle mais refusant de jouer le jeu, nouveau, de la séparation des airs et des ariettes – en fut-elle jugée démodée ? Toujours est-il que Cavalli n’entendit ni ne vit jamais son Eliogabalo. Qui a cependant pris sa revanche depuis une quinzaine d’années à travers quatre ou cinq productions, dont la plus notable fut sans doute celle de la Monnaie de Bruxelles en 2004 (dir. René Jacobs, msc. Vincent Boussard).

Etant donné l’enjeu, Paris a mis divers atouts de son côté. Premier d’entre eux et pas le moindre : le chef argentin Leonardo Garcia Alarcon et sa Cappella Mediterranea, auréolés de diverses réussites dans le domaine de la musique vénitienne, dont celle d’Elena, du même Cavalli (Festival d’Aix et enregistrement Ricercar, 2013). Alarcon avoue sans détours dans le programme de salle qu’il ne donne pas la musique telle qu’elle aurait pu l’être à Venise au milieu du XVIIe siècle : au lieu d’une demi-douzaine d’instrumentistes, il convoque, pour remplir la vaste nef de Garnier, un orchestre de trente-cinq membres, dont certains jouent d’instruments qui n’avaient pas droit de cité dans les théâtres de la Lagune (flûtes, orgue, dulciane et, surtout, sacqueboutes qui relèvent efficacement les moments les plus sinistres). Si l’on peut donc parler d’« orchestration » (mais sur instruments d’époque et selon des principes qui étaient ceux du temps), le résultat n’en est pas moins stupéfiant d’aisance, de souplesse, de variété, ne contredisant jamais la labilité d’une musique qui passe sans cesse du récit à l’arioso, de la chaconne (elles sont nombreuses) à la vocalisation. Utilisant à bon escient son enthousiaste ensemble, Arlacon ne verse jamais dans le gratuit : et lorsque, par exemple, les castagnettes font une brève apparition, à la fin du plus suave des duos (qui fête pourtant, Cavalli oblige, la décision d’un meurtre !), c’est pour en souligner toute l’ironie. On peut certes trouver le continuo un peu profus et trop porté sur les arpèges (péché mignon de l’« école Garrido »), on peut préférer un Cavalli plus sobre – mais… Héliogabale doit-il être sobre ?

Une même approche, à la fois baroque et maîtrisée, a guidé le metteur en scène Thomas Jolly, connu pour ses torrentiels Shakespeare mais qui faisait ses débuts à l’opéra. La scénographie (de Thibaut Fack) joue sur deux plans principaux : un praticable central, modulable, représentant tribune, palais, bains, arène – soit un cadre relativement contraignant, évocateur d’un ordre ; et des éclairages (Antoine Travert) rock et disco, dont des poursuites très réactives qui lacèrent l’espace – non sans agresser à l’occasion les yeux des spectateurs – signifiant le désordre généré par le protagoniste. A cela s’ajoutent des costumes (Gareth Pugh) mêlant toges et cuirasses cubistes pour les « vrais» Romains et robes de soie, châles ou coiffes vaguement aztèques pour les orientaux (Eliogabalo est d’origine syrienne) – inventifs, facétieux, rhétoriques. Enfin, une chorégraphie dosée avec tact met en exergue les « divertissements » émaillant chacun des trois actes (le sénat féminin, le banquet, le combat de gladiateurs), tout en concrétisant les dérives mentales du monarque (orgie saphique du I, impressionnante apparition des « hiboux maléfiques » du II). Cet attirail apparemment hétéroclite exprime à merveille l’univers à la fois corseté (tout le monde s’épie, se surveille) et disloqué (les valeurs et repères se diluent) créé par l’empereur fou qui maintient son entourage dans une constante inquiétude. La direction d’acteurs affûtée de Jolly fait le reste, parvenant à signifier, par d’infimes gestes et postures, la rectitude du couple Gemmira/Alessandro, la position plus équivoque de l’autre couple Eritea/Giuliano, la perversité de Zotico et Lenia et, surtout, la sensualité à fleur de peau, la démesure, l’ambiguïté sexuelle et la cyclothymie du rôle-titre.

Ce dernier est campé par le fabuleux Franco Fagioli pour lequel il semble avoir été taillé : jouant sans complexe des richesses androgynes de son timbre de mezzo qu’il registre à la façon d’un orgue, ne s’interdisant aucun passage en voix de poitrine, aucune interpolation ni fébrile vocalise, il s’empare de la figure immortalisée par Artaud avec un appétit d’ogre. A ses côtés, le sopraniste Valer Sabadus fait plus pâle figure mais compense une émission cotonneuse par un chant ciselé qui convient au rôle du falot Giuliano Gordio. Alessandro Cesare, le jeune premier de l’histoire, était destiné à un (castrat) soprano : le rôle a été transposé pour ténor et, qui plus est, le ténor un peu chenu désormais de Paul Groves (dommage pour le sublime quatuor final de sopranos). Cependant, en dépit d’une émission droite, celui-ci phrase avec une telle sensibilité les deux plus beaux lamentos de l’œuvre qu’il nous fait rendre les armes. Autre ténor, mais bouffe celui-là, l’impayable Emiliano Gonzalez Toro parvient à exprimer toutes les facettes de cette venimeuse sorcière au cœur tendre qu’est la nourrice Lenia. Dans le rôle féminin principal (Flavia Gemmira), la soprano américaine Nadine Sierra se taille un beau succès par la puissance de sa projection et la clarté de son émission – mais, à nos oreilles, trop de décibels (métalliques) nuisent à l’émotion, une remarque qui vaut également pour le Zotico claironnant de Matthew Newlin. Les autres interprètes (les sopranos Elin Rombo et Mariana Flores, la basse Scott Conner) ont chacun leurs moments de gloire, contribuant à la réussite d’une soirée trépidante qui, chose rare, va s’intensifiant et se bonifiant au fil de ses trois heures.

O.R.


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Nadine Sierra (Flavia Gemmira), Paul Groves (Alessandro Cesare), Elin Rombo (Anicia Eritea) et Valer Sabadus (Giuliano Gordio). Photos : Agathe Poupeney / OnP.