OEP555_1.jpgNicolas Courjal (Abramane) et Raphaël Pichon à la tête de l'Ensemble Pygmalion. Photo : Pablo S. Ruiz.

« Puissent l'ordre et la paix rendus à l'univers / Faire aimer aux humains un père dans leur maître », implore le Génie du Bien ; à quoi le zélateur du Mal répond : « Ce n'est qu'à la terreur que tu dois l'encens de la Terre » : quelques heures après le sanglant attentat de Nice, les invocations qui parsèment Zoroastre résonnent puissamment...

Acmé d'un Festival de Radio France et Montpellier consacré au « Voyage d'Orient », la quatrième tragédie lyrique de Rameau dresse le tableau d'une Perse déchirée : entre les forces de la lumière conduites par le prêtre Zoroastre et sa bien-aimée la princesse Amélite, et celles des ténèbres, excitées par le pontife Abramane et une autre prétendante au trône, Erinice. Franc-maçon plaidant pour sa cause à travers la redécouverte du zoroastrisme, le librettiste Cahusac se montre fin rhéteur, poète ingénieux mais piètre scénariste : les cinq actes de Zoroastre, plombés par un manichéisme simpliste, s'avèrent terriblement répétitifs dans leur propos (attaque des vilains, triomphe des gentils, réjouissance ; ou réjouissance, attaque des vilains, plainte des gentils). Néanmoins, comme on le remarqua à l'époque, après la réfection de trois des cinq actes, la musique visionnaire de Rameau transcende cette dramaturgie – ce qui justifie amplement l'exécution en concert.

Raphaël Pichon et son Ensemble Pygmalion y poursuivent l'exploration des opéras de Rameau qu'ils mènent depuis les exécutions et enregistrements de Dardanus puis Castor et Pollux. Comme dans ces derniers cas, il leur fallait d'abord choisir entre deux versions passablement différentes, celle de la création de 1749 (mal reçue, elle nous est parvenue incomplète mais a été récemment éditée par Graham Sadler) ou celle de la réfection de 1756 (un triomphe, suivi de l'édition intégrale). Optant pour la seconde, la mieux connue – celle gravée par Kuijken et Christie –, Pichon a néanmoins veillé à inclure des passages de la première (notamment aux actes I, II et V) qui donnent envie d'aller y entendre de plus près. En revanche, Zoroastre restant l'une des partitions les plus imposantes du Dijonnais, diverses coupures ont par ailleurs été ménagées ; quelques danses passent à la trappe ainsi, hélas, que plusieurs ariettes d'Amélite (« Non, non une flamme volage », « Sur nos cœurs épuise tes armes »).

Pichon, en outre, opte pour une direction des plus alertes. Choix convaincant quand il s'agit de fluidifier les scènes complexes de Rameau, passant sans heurt du récit à l'air, de l'arioso avec chœur aux ensembles et aux « symphonies » : ainsi l'apogée de l'œuvre – la messe noire du IVe acte qui montre de quelle suffocante et contagieuse beauté peut se parer la glorification du Mal – apparaît-il fort réussi (tétanisant duo « Ministres redoutables »). En revanche, à cette direction font encore défaut le souffle (l'air bouleversant « Ah, que l'absence est un cruel tourment », rendu banal par manque de largeur), le mordant, le sens des contrastes. Sans doute faut-il en rendre partiellement responsable un orchestre perfectible, notamment du côté des cordes, pas encore assez timbrées et acérées pour rendre justice à l'Ouverture. Le chœur, courageux et investi, manque de son côté de souplesse et les messieurs y couvrent parfois les dames.

Côté solistes, on avoue avoir été déçu par Nicolas Courjal, confronté au rôle formidable d'Abramane qu'il tend à tirer vers le Méphisto d'opérette : peu familier de ce répertoire, il se soucie trop de décibels au détriment de la ligne et de l'élocution, même si son timbre de basse reste superbe. Pareillement, Emmanuelle de Negri peine un peu à plier sa si jolie voix aux excès dramatiques d'Erinice, rôle dont elle triomphe en musicienne sans toujours nous convaincre de sa vilenie... La belle étoffe, le placement central de la voix de Katherine Watson conviennent en revanche à sa rivale Amélite, mais c'est ici la monochromie qui pèche. Il ne manque à peu près rien à l'exquis Reinoud van Mechelen, dont nous avons si souvent chanté les louanges, pour camper un grand Zoroastre, l'unes des parties les plus redoutables écrites pour la haute-contre Jélyotte : timbre rond, suave, naturellement placé, diction exquise, projection ad hoc – seules quelques notes extrêmes (« Mon âme vole dans les cieux ») et quelques baisses de concentration posent encore problème. Parmi les seconds rôles, plutôt que les séides d'Abramane (Virgile Ancely, Etienne Bazola) et une Céphie (Léa Desandre) encore trop verts, on remarque l'Oromasès percutant de Christian Immler.

Notons que l'Ensemble Pygmalion s'est fixé une gageure : donner cette œuvre monumentale dans trois des grands festivals lyriques d'été (Montpellier, Aix, Beaune) en... quatre jours. De quoi épuiser les plus athlétiques baroqueux ! Espérons que l'enregistrement, s'il est prévu, sera précédé d'une période de maturation, permettant de creuser les enjeux et lignes de force, les ombres et lumières de cet ouvrage si complexe...

O.R.