OEP552_1.jpgAu centre : Sabine Devieilhe (Beauté) ; à droite : Sara Mingardo (Disinganno) et Michael Spyres (Tempo).

Programmation-défi que celle du Trionfo del Tempo e del Disinganno : rien de moins théâtral a priori que cet oratorio (même s’il a déjà été porté parfois à la scène), grevé qui plus est d’un propos édifiant à vocation moralisatrice. Composé par Haendel en 1707 sur un livret du cardinal Benedetto Pamphili, destiné à trois castrats et un ténor (Rome interdit alors les représentations d’opéra, mais aussi que des voix féminines servent une musique sacrée…), il délivre son prêche par le biais de quatre personnages allégoriques : pour être rédimée de ses péchés et espérer un au-delà, Beauté doit renoncer à Plaisir et quêter la vérité transcendante promise par Temps et Désillusion.

Krzysztof Warlikowski relève brillamment le défi, sur de multiples plans. Il parvient d’emblée à humaniser les allégories en personnages de chair et de sang : Beauté et Plaisir sont deux figures d’une jeunesse erratique allant de drogues en boîte de nuit. Mais aussi à rendre compte du réseau de tensions qui les relie : Temps et Désillusion représentent bien l’autorité morale et le discours censeur, ici médical – un docteur et sa secrétaire font de Beauté un cas clinique – puis familial – un père sans doute abusif tente de soustraire sa fille trop aimée à l’influence d’un fils dissident, sous le regard d’une mère paralysée de craintes. Mais jamais ce fil scénaristique ne vient rétrécir la portée philosophique des personnages et de leurs échanges : en cela Warlikowski fait un travail qui respecte le projet de l’œuvre, sans se priver toutefois de prendre ses distances avec cet anti-carpe diem dogmatique (« cueille la rose », dit Plaisir à Beauté) – en deux scènes clés. L’une à la fin de la parte prima : le « miroir de vérité » que Temps présente à Beauté afin de la détourner de son autre miroir, de vanité, est un écran de cinéma. Dans un décor glaçant de salle de multiplex (Malgorzata Szczesniak), Temps attire à la prochaine séance quelques adolescentes perdues. La vérité révélée ne sera donc qu’un nouveau mirage, une nouvelle Illusion. Pointe d’humour alors, avec la projection, juste avant l’entracte, d’un extrait de Ghost Dance, film expérimental de Ken McMullen (1983) où un Derrida en grande forme disserte sur les fantômes devant une candide Pascale Ogier – « Croyez-vous aux fantômes ? » lui demande-t-elle, comme le ferait une Beauté elle-même fantomatique à un Temps déconstruit… L’autre moment clé se situe à la toute fin : la vocation ultime de Beauté qui se donne à Dieu devient ici suicide, dans une scène saisissante d’émotion retenue et de poésie visuelle. Tout est judicieux (Beauté voit revivre son amant mort quand elle doute de Temps, comme si l’on pouvait remonter son fil – « croyez-vous aux fantômes… ? »), pertinent (de jolies filles au visage un peu triste suivent Plaisir de près, comme ces « giovanetti erranti » qu’il conserve en son royaume), cohérent (le « leggiadro giovinetto » du livret est bien là, objet de désir et sujet d’un plaisir extrême, celui de la danse effrénée – les traits garréliens du figurant ajoutant à l’efficacité du dispositif).

Une direction d’acteurs acérée se posant sur un quatuor d’interprètes au sommet – voir l’incroyable Quatuor de la partition, justement, devenant ici un repas de famille explosif –, Plaisir théâtral et Beauté musicale se confondent. Michael Spyres (Temps) déploie son baryténor brillant, d’une aisance et d’une précision stupéfiantes, comme pour mieux sidérer sa proie, tandis que la Désillusion de Sara Mingardo (à elle les airs languides et désolés) fait chavirer les sens par la profondeur de son timbre : ils servent impeccablement la complémentarité de ces deux personnages qui tentent de convaincre, l’un par la menace vrillante, l’autre par la consolation berçante. Plaisir leur tient tête crânement : un Franco Fagioli insolent de présence théâtrale autant que de virtuosité vocale, qui trouve dans ses graves nourris ou ses aigus dardés les séductions propres à garder Beauté (Sabine Devieilhe) dans son camp. Que dire de cette dernière sinon qu’elle offre aux spectateurs de l’Archevêché un miracle de complétude entre dévoration de l’actrice, qui va chercher au creux d’elle-même le noyau dur de sa propre vérité, et infinie liberté de la chanteuse, dont la voix paraît sans limites, cosmique en ses aigus, terrienne en son assise, souffle ductile et nuances de libellule en son chant. Comme ses camarades, elle est couvée par le regard et le geste attentif d’Emmanuelle Haïm, à la tête d’un Concert d’Astrée en grande forme où, malgré de petites failles sensibles des cordes, la vie pulse et s’incarne à chaque page.

Pamphili a beau faire triompher le Temps et la Désillusion : c’est bien la Beauté et le Plaisir qui restent en mémoire. Gageons que Haendel, admirable par l’invention de sa partition – entre arias virevoltantes ou éplorées, sonate virant au concerto pour orgue, quatuor dialogué ! – et mettant dans le gosier de Plaisir l’un de ses airs les plus nus et les plus beaux (« Lascia la spina », qui deviendra dans Rinaldo « Lascia ch’io pianga »), aurait apprécié.

C.C.


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Sabine Devieilhe (Beauté). Photos : Pascal Victor / ArtComArt.