OEP543_1.jpg
Peter Rose (le Baron Ochs) et Michaela Kaune (la Maréchale).

 

Il est parfois difficile de poser des mots sur un spectacle, lorsqu’il a « la grâce ». La reprise à l’Opéra Bastille du Rosenkavalier dans la production d’Herbert Wernicke (créée à Salzbourg en 1995 et présentée à Paris deux ans plus tard) est de ceux-là. L’opéra de Strauss est un chef-d’œuvre d’esprit et de truculence, la mise en scène du regretté Wernicke conjugue beauté et élégance de l’âme en un jeu de miroirs aussi troublant que spectaculaire, la direction d’acteurs reprise par Alejandro Stadler est un bijou d’humour et de subtilité – et la réalisation musicale est au diapason de ce tableau idyllique. Il ne s’agira peut-être pas des splendeurs vocales d’il y a vingt ans (Fleming, Graham et Bonney) ni de celles, superlatives encore, de la captation vidéo à Baden-Baden en 2009 (DVD Decca : Fleming toujours, avec Koch, Damrau et un Chanteur italien nommé… Kaufmann !). Mais d’un ensemble et d’une vibration qui font éclore la plus belle récompense pour le spectateur mélomane : l’émotion.

L’Octavian de Daniela Sindram est remarquable. Non seulement la plastique de la chanteuse, idéalement taillée pour ce travesti, dessine une Mariandel plus vrai(e) que de raison, aidée d’un jeu volubile au timing parfait : on rit tant de voir Ochs dupé par ce garçon déguisé en fille qu’on en vient à oublier qu’il s’agit, au fond, d’une fille ! Mais en outre la voix – ronde et décidée, juvénile et bien conduite – traverse toutes les émotions du jeune adolescent brûlant d’amour, jeune poulain tour à tour fringuant et timide. Michaela Kaune, elle, est une Maréchale raffinée, pudique, infiniment touchante – la baguette de Philippe Jordan suspend pour elle l’Orchestre de l’Opéra en des songes impalpables. Tout l’inverse, certes, des voluptés vocales d’une Fleming et de sa féminité maternelle, mais en contrepartie une douceur réflexive, une religiosité secrète, pour un personnage qui s’efface avec art. La Sophie d’Erin Morley a beau manquer de projection dans le medium, son timbre clair rayonne dans l’aigu et s’accorde harmonieusement à celui de ses partenaires : le duo de la Présentation de la rose, le trio féminin et le duo final tissent leur entrelacs de lignes de lumière jusqu’à ces horizons éperdus qui sont le cœur du mystère straussien. Excellent comédien, Peter Rose est un Baron Ochs admirable, ronronnant ou grondant ses graves avec délectation, bien plus prudent dans l’aigu mais sans que cela grève son personnage croqué sous tous les angles – suffisant, ridicule, dédaigneux, pathétique. Autour d’eux, pas une faille dans le plateau, où l’on remarque en premier lieu Eve-Maud Hubeaux, Annina de tempérament, et Francesco Demuro, Chanteur italien en situation et sans effort. En fosse, Philippe Jordan porte la soirée, entre scènes de comédie techniquement affûtées et vagues sensuelles dans les pages les plus sensibles : de la cavalcade des premières mesures au scintillement magique du duo final, ce Chevalier ressuscite le temps d’une soirée, telle sa Rose d’argent s’incarnant en pétales de pourpre.

Il reste deux représentations (le 28 et le 31 mai). Courez !

C.C.

Notre édition du Chevalier à la rose : L’Avant-Scène Opéra n° 69-70.


OEP543_2.jpg
Erin Morley (Sophie) et Daniela Sindram (Octavian). Photos : Emilie Brouchon / OnP.