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Wagner n’est pas seulement l’auteur des dix ouvrages représentés en alternance au Festival de Bayreuth mais de treize. Car Die Feen (Les Fées), Das Liebesverbot (La Défense d’aimer) et Rienzi sont des opéras parfaitement aboutis qui pèchent seulement par l’abus de redites textuelles qu’il suffit d’élaguer. Par principe, on ne coupe pas (ou peu) au Festspielhaus, ce qui exclut l’entrée de ces partitions dans le Saint des Saints. Mauvais prétexte. Le seul légitime serait l’obstacle de la fosse couverte, fatale aux couleurs différenciées de l’orchestre dont Wagner joue encore beaucoup.

Depuis sa reprise munichoise en 1983, Das Liebesverbot a fait l’objet d’un certain nombre de productions. On n’avait jamais pu la voir en France. C’est dire l’intérêt des représentations de l’opéra du Rhin dont la mise en scène a été confiée à Mariame Clément. Le soin porté à la direction d’acteur éclate dès le long prologue muet joué avant que le chef ne monte au pupitre : les choristes attablés dans une Kaffehaus viennoise devisent, boivent, réclament l’addition, un pianiste tapote des bribes de Tannhäuser… Pourquoi le somptueux décor unique de Julia Hansen nous transporte-t-il à Vienne alors que Wagner, s’écartant de sa source (Mesure pour mesure) avait situé l’action à Palerme ? Si l’action se passe en Autriche, la présence d’un gouverneur allemand et de ses sbires en costumes bavarois fait-elle référence à la période de l’Anschluss ? On peut penser, à tort, à l’occupation de l’Alsace croquée jadis par Hansi avec ses Prussiens ridicules et ses autochtones joyeusement frondeurs. La fraction germanique du public, qui doit voir cela d’un autre œil, s’en amuse.

L’ouverture commence sans crier gare. Aux gestes saccadés et stéréotypés dont les choristes soulignent les détails rythmiques – premier clin d’œil (il y en aura d’autres) à l’opérette version TF1 –, on peut craindre de rester à la surface de l’ouvrage dont le propos dramatico-musical est plus profond qu’il n’y paraît. Car, sans forcer le trait, par ce qu’il lui donne à chanter, Wagner a fait du gouverneur Friedrich un personnage pathétique, caricature d’un Allemand idéaliste-opportuniste, soucieux de purifier les mœurs des Siciliens (en interdisant le carnaval et l’amour hors mariage) avant de basculer dans une immoralité aussi extrême. Robert Bork y est superbe de présence dramatique et vocale. Quand, démasqué (sous l’habit de Zorro !) et humilié, il trouve la force de réclamer pour lui-même le châtiment qu’il destinait aux autres, tous lui font grâce au nom de la liberté regagnée. Mais, à ce moment là, l’intérêt du spectateur penche davantage du côté de ce qui doit se passer dans la tête du gouverneur, promis à comparaître devant son roi, que dans celles des Siciliens. On éprouvera, dans Lohengrin, la même compassion paradoxale pour son homonyme, Friedrich von Telramund.

Das Liebesverbot n’est décidément pas un opera buffa et l’inspiration franco-italienne si souvent invoquée pour la discréditer reste limitée. Certes, une quasi-citation du Barbier de Séville accompagne l’entrée de Dorella, mais elle suggère surtout, par sa volubilité, que la soubrette a la langue bien pendue ; Hanne Roos y prête sa voix fraîche, un jeu vif et un physique de top-modèle. Si le duo vocalisant d’Isabella et de Mariana, dans le couvent, rejoint la sensualité de Bellini, la touche pastorale relève plutôt du Guillaume Tell français de Rossini. Actrice principale de l’intrigue, Isabella trouve en Marion Ammann le tempérament vigoureux, le large ambitus (plus de deux octaves !) et le charme indispensables à la réussite de son plan pour sauver Claudio, tandis qu’Agnieszka Slawinska, au timbre chaleureux, offre l’incarnation touchante de l’épouse délaissée. Pour en finir avec l’italianisme, reconnaissons que l’arioso de Claudio (« Ha, welch’ ein Tod ») ne ferait pas tache dans un opéra de Donizetti. En revanche, le vacarme cinglant du Carnaval est plus proche des turqueries d’Abu Hassan de Weber que de flonflons transalpins.

Car Wagner, quoi qu’il en ait dit, n’avait pas fermé la porte à l’inspiration romantique allemande dont se nourrissent certaines pages particulièrement senties : le plaidoyer d’Isabella en faveur de l’amour, le monologue pathétique de Friedrich, partagé entre ses désirs et son puritanisme. Plus significatives, les préfigurations d’ouvrages à venir qui frappent l’oreille. Ainsi le « Salve Regina » des nonnes du cloître de Sainte-Élisabeth (second tableau de La Défense) deviendra le motif du Pardon, au troisième acte Tannhäuser ; quant à la folie amoureuse de Friedrich, suggérée par un motif brodant la dominante et tournant huit fois sur lui-même, elle évoque invinciblement celle de Tristan.

À noter, enfin, la disposition méconnue de Wagner pour le comique. Tardivement attestée par les Maîtres Chanteurs, elle se manifestait déjà dans Les Fées, mais le rôle du sbire Brighella est plus complet que celui de Gernot : ses démêlés avec Dorella, sa prétention à rendre la justice sont vraiment drôles et d’autant plus que Wolfgang Bankl passe la rampe avec un aplomb formidable. L’autre emploi bouffe, Pontio Pilato (Andreas Jaeggi, touchant), qui finit par perdre la tête, annonce Mime et Beckmesser. La fulgurance de l’altercation entre Luzio et Friedrich, personnages sérieux par ailleurs, témoigne en outre d’une maîtrise du rythme de la comédie plus subtil que celui du drame.

On n’a rien dit de Benjamin Hulett ni de Thomas Blondelle, respectivement Luzio et Claudio, les ténors amoureux qui, malgré des qualités indéniables, pâlissent un peu à côté de leurs camarades. Constantin Trinks, qui dirige les représentations, ne craint pas d’affirmer que « Wagner n’avait pas encore vraiment appris à écrire pour la voix ». Pourquoi pas ? Mais avec un frère ténor, pour lequel il composa plusieurs reprises, il ne manquait pas d’expérience et si ce qu’il demande aux primi uomini, tant dans Die Feen que dans Das Liebesverbot, est excessif, cela tient peut-être plutôt aux ressources d’Albert Wagner, voire à celles des ténors germaniques de l’époque.

Quant à l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, s’il passe en décibels ceux de Wurtzbourg ou de Magdebourg – au risque, parfois, de couvrir les voix –, les doublures wagnériennes (que le chef a gommées çà et là) n’en sont pas seules responsables. Belle prestation, dans l’ensemble, à laquelle il faut associer celle, plus remarquable, du chœur de l’Opéra national du Rhin que dirige Sandrine Abello. Revêtus, pour le carnaval final, des costumes de tous les personnages wagnériens du temps d’Albert Lavignac, les choristes ont obtenu un franc succès. On ne devrait pas oublier que nombre d’entre eux ont rêvé, en travaillant leur voix, de tenir un jour l’emploi dont on leur a prêté l’habit.

Oh combien de ténors, combien de contraltos,
Qui se voyaient déjà Tristan, Erda, Golaud,
Dans un chœur anonyme ont pu s’épanouir ?
Combien y ont trouvé, non gloire ni fortune
Mais la joie de chanter sans, terreur importune,
Lire sur un contre-ut : il faut vaincre ou mourir ?

G.C.

OEP539_2.jpgPhotos : Klara Beck.