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Joaquín García Mejías (El Niño).

Dernier haut fait de Jean-Luc Choplin dans sa programmation inventive et singulière ayant redessiné l’esprit du Châtelet : y inviter le premier musical cubain, Carmen La Cubana. En plein rapprochement diplomatique entre Cuba et les USA, cette relecture de Carmen ne manque pas d’à-propos, qui interpose entre ses deux actes la destitution de Batista et la révolution castriste, et glisse dans son livret quelques piques à destination de son impérial(iste) voisin.

Les amoureux de l’opéra perdront certes au passage son vertige noir, ses abîmes où la liberté charnelle se sublime en absolutisme suicidaire, où la passion broie l’amour à force d’aveuglement : on en reste à la surface des choses et du drame, avant tout prétexte à de l’entertainment latino grand train. Pourtant Bizet est bel et bien là, à chaque coin de riff jungle : frôlant parfois le digest lorsque les thèmes sont élidés au profit de l’action, les arrangements d’Alex Lacamoire parviennent à tomber sans un faux pli sur chaque inspiration du compositeur, l’habillant comme à l’évidence de rumba, mambo, salsa, danzón et autres cha cha cha (la Habanera !), et allant dans les grandes scènes chorales jusqu’à un déluge de percussions de peau et de cuivres rutilants. La même évidence préside d’ailleurs au passage à l’espagnol (on a traduit certains lyrics américains d’Oscar Hammerstein II pour sa Carmen Jones de 1943), dont les accents toniques aux finales souvent appuyées recoupent avec bonheur la prosodie musicale originale. Tout se tient d’ailleurs plutôt bien dans la transposition du livret : José, soldat de Batista, rate le coche de la rébellion politique autant qu’amoureuse ; Carmen, plus sensible au vent de liberté qui se lève, lui préfèrera une star du ring bravant avec morgue son rival américain : le désir sexuel se dresse ici en métaphore d’aspirations politiques – reste à savoir si une petite Anita n'a pas déjà fui ce nouveau Cuba pour New York, pour y chanter « America »…

Seules failles – mais véritablement problématiques – dans cette Carmen revisitée, les pages les plus intériorisées de Bizet : privé de piste rythmique sur laquelle opérer sa réorchestration et travailler une nouvelle identité musicale, Alex Lacamoire laisse alors échapper des arrangements étiques où le piano sonne mièvre, les doublures, pauvres, et le résultat, non pas différent de l’original mais hélas inférieur à lui. On regrette que le directeur musical Manny Schvartzman n’en ait pas exigé (ou obtenu ?) une refonte. Que ces pages soient celles de José (l’air de la Fleur) ou de Micaëla/Marilù s’ajoute au fait que les deux interprètes en charge de ces rôles sont les seuls du cast à afficher une technique vocale lyrique : bien qu’ils sachent l’alléger agréablement, la fracture n’en est que plus audible. Joel Prieto, de son ténor lyrique charmant que l’on entendra cet été à Aix-en-Provence en Ferrando de Così fan tutte, est ici un José très « Hugh Grant », indécis et perplexe ; Raquel Camarinha, elle, est toute délicatesse – que les arrangements précités tirent malgré elle vers la fadeur. On comprend que ce gentil couple ne résiste pas à celui formé par l’Escamillo/Niño de Joaquín García Mejías – toréador devenu ici boxeur, auréolé de gloire patriote et d’une séduction virile et demi (et qui plus est bien chantant !) – et par la Carmen ravageuse de Luna Manzanares, physique de braise ardente et voix magistralement menée, entre profondeurs de cigarière et allégements fièrement négociés.

Guest star issue du paysage musical cubain (et de la communauté cubaine de Miami), Albita fait tour à tour figure de mère tutélaire de l’Île, maîtresse de cérémonie (arbitre d’un combat de boxe, croupier pour les Cartes, prêtresse de la Santeria…), voire chanteuse de cabaret en quasi-caméo : la voix a du panache, mais la présence théâtrale reste monolithique. Paquita et Cuqui (Mercedes et Frasquita), Rico et Tato (le Dancaïre et le Remendado), tous quatre traités en duettistes comiques, participent d’une relecture qui lorgne vers le trivial : on parle dans cette Carmen La Cubana le langage du peuple aux prises avec la vie, non pas celui de Meilhac et Halévy... Chorégraphiées par Roclan Gonzalez Chavez, les danses sont également partagées entre pulsion latino, clichés de cabaret (le Tropicana de La Havane, avec ses girls et boys un peu vulgaires), et moments plus créatifs et saillants (le combat stylisé, jolie trouvaille) – souvent à l’étroit hélas dans le décor de Tom Piper. Dans un espace évocateur de La Havane, de ses palais aux murs décatis et aux couleurs passées, la mise en scène de Christopher Renshaw surjoue souvent le boulevard, mais aménage professionnellement ses effets et notamment les entrées des protagonistes. Certes moins sophistiquée que les productions de musicals récemment vues au Châtelet, tant en esprit qu’en moyens, cette Carmen la Cubana n’en constitue pas moins une heureuse – quoiqu’inégale – surprise.

C.C.


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Joel Prieto (José) et Luna Manzanares (Carmen, au sol). Photos : Théâtre du Châtelet / Marie-Noëlle Robert.