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Elena Zaremba (Martha), Gennady Bezzubenkov (Bertrand), Vito Priante (Ibn Hakia), Alexander Tsymbalyuk (le Roi René), Sonya Yoncheva (Iolanta), Roman Shulakov (Alméric), Arnold Rutkowski (Vaudémont), Anna Patalong (Brigitta) et Paola Gardina (Laura).

Pari tenu pour la si attendue production du binôme Iolanta/Casse-Noisette, après une première (le 9 mars) mise à mal par le mouvement de grève actuellement opposé au projet de loi El Khomri. Comme lors du doublé Le Château de Barbe-Bleue/La Voix humaine en novembre dernier mais avec, cette fois, la caution supplémentaire de l’Histoire – puisque le dernier opéra de Tchaïkovski et son ultime ballet furent de fait créés le même soir –, le spectacle propose une intelligente osmose entre les deux ouvrages, fouaillant leur aspect « conte initiatique » et mettant au jour leurs intimes noirceurs masquées sous la lumière (Iolanta) ou la féerie (Casse-Noisette).

Aux commandes de cette dramaturgie, le metteur en scène russe Dmitri Tcherniakov est à son meilleur. Une direction d’acteurs au scalpel et à l’écoute de la musique fait ressortir toute la cruauté de Iolanta : la jeune fille aveugle et maintenue dans l’ignorance de son état par un père surprotecteur découvre sa propre vérité dans un paroxysme de déchirement, corps épuisé par la quête de cet inconnu qui la dévore. Le personnage d’Ibn Hakia prend une place prépondérante, agent du destin qui favorise la rencontre entre Iolanta et Vaudémont – il sera relayé dans Casse-Noisette par le personnage de Drosselmeyer, même costume et même maquillage pour cet autre figure providentielle qui ouvre à Clara la porte sur ses peurs enfouies. Le jeu de doubles s’étend d’ailleurs, René/le Père, Martha/la Mère, Vaudémont/le Prince présidant au passage de relais entre Iolanta et Marie, la première interprétant sa propre histoire lors d’une représentation privée donnée pour l’anniversaire de la seconde. Le boudoir-cocon blanc crème de Iolanta, aux fenêtres givrées et orné d’un sapin de Noël, s’élargira alors en intérieur cossu avant d’exploser (littéralement) en espaces abstraits et cauchemardesques – toute la scénographie est à saluer, des décors signés Tcherniakov aux costumes d’Elena Zaitseva, de la vidéo étourdissante d’Andrey Zelenin aux lumières éloquentes de Gleb Filshtinsky.

Au centre lyrique du projet, la Iolanta de Sonya Yoncheva : fervente, habitée par son personnage, la soprano déploie un matériau riche et vibrant, et se donne sans compter (au prix de quelques intonations hautes), tragique et radieuse à la fois. La haute silhouette d’Alexander Tsymbalyuk sert un Roi René de belle prestance, même si les graves font défaut et que les aigus n’ont pas le mordant qui exprimerait à plein la déchirure intérieure du monarque. Les deux amis Vaudémont et Robert sont dessinés avec un humour que justifient leurs parties musicales d’esprit si tranché : Robert, tout de rodomontades (Andrei Jilihovschi, franc et solide), grimpant sur les meubles pour clamer son amour de la belle Mathilde, face à Vaudémont, rêveur et lyrique, qui se cache dans un coin du décor pour évoquer sa femme idéale (Arnold Rutkowski, semblant parfois fragile ou inquiet en ce soir de « seconde première »). Vito Priante compose un Ibn Hakia fin et racé, Elena Zaremba est une remarquable Martha, les seconds rôles sont bien tenus. Un regret ? Le chœur, cantonné dans la fosse – un péché mignon de Tcherniakov, dont on avouera qu’il n’a pas ici autant de conséquences que lors de son Trouvère bruxellois (2012)… La direction d’Alain Altinoglu, geste plastique et noble, déploie tout le panache du lyrisme tchaïkovskien – on aura pourtant un regret en fin de soirée avec la Valse des fleurs de Casse-Noisette, étonnamment pesante, sans ce glissé du phrasé qui porte au rêve nostalgique (rêve et nostalgie que la chorégraphie assume pourtant, sous l’angle du temps qui passe et de la vie qui s’épuise).

Des cinq chorégraphes auxquels Tcherniakov avait initialement prévu de confier les différents tableaux du ballet, en restent trois, et la rencontre de leurs langages sert avec justesse les différents niveaux de réalité et de fantasme de l’histoire de Clara – redevenue « Marie » en référence au conte d’Hoffmann ayant inspiré Petipa. En charge des N° 1 à 5 (la soirée de Noël, désormais L’Anniversaire de Marie), Arthur Pita revisite les codes d’une surboum années cinquante, où l’on est encore enfant (jeu du chat ou du furet) mais déjà gentiment adolescent (échos d’un pré-madison) : c’est vif et plein de drôlerie. Edouard Lock prend le relais pour La Nuit (N° 6-7), cauchemar éveillé où Clara voit ses proches devenir de menaçantes figures aux gestes cisaillants : les corps semblent habités de tics et de pulsions méchantes, dans une glaçante virtuosité (splendide Alice Renavand dans le rôle de la Mère). Il reviendra à l’acte II : Confiturembourg s’y mue en forêt fantastique et nocturne (magnifique Prince de Stéphane Bullion diffracté en clones inquiétants), et le grand Divertissement convoque un paradis de jouets pour lequel l’humour revient à plein, pingouins grelottants et cosmonautes soviétiques à la clé. A Sidi Larbi Cherkaoui, le 2e tableau de l’acte I (Pas de deux et Valse des flocons de neige) et le grand finale à partir de la Valse des fleurs. On lui doit les moments les plus poignants, liés à un vocabulaire qui se souvient du classicisme le plus charnel : le Pas de deux N° 8, éperdu, semble celui d’un dernier amour avant la fin du monde ; la Valse des flocons de neige a le poids mat du froid qui s’empare des vies ; et le Pas de deux final sera aussi exalté (portés magiques de liquidité) que déchirant. Marion Barbeau y parachève une admirable prestation, où l’on croit voir, au cours de la soirée, la jeune Marie passer de l’autre côté du miroir. Faire l’expérience des gouffres obscurs, tout comme Iolanta a expérimenté la lumière. Alpha et oméga de l’apprentissage de la vie – pour l’œuvre scénique testamentaire de Tchaïkovski : la production touche juste, et magnifie les deux œuvres en nous ouvrant – comme à leurs héroïnes – les yeux sur leur sens profond et indivisible.

C.C.

Notre édition de Iolanta + Casse-Noisette : L’Avant-Scène Opéra n° 290 (janvier 2016, + Aleko de Rachmaninov).


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Marion Barbeau (Marie) et Stéphane Bullion (le Prince/Vaudémont).Photos : OnP / Agathe Poupeney.