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Natalie Dessay (Fosca), Ryan Silverman (Giorgio) et Erica Spyres (Clara).

 

Dernier ouvrage de Stephen Sondheim monté au Châtelet avant sa fermeture pour travaux, Passion déroute : ni franchement théâtral comme Sweeney Todd ou poétique comme A Little Night Music, ni ironique comme Into the Woods ou cérébral comme Sunday in the Park With George. Son sujet, inspiré du roman d’Iginio Ugo Tarchetti (1869) porté au cinéma par Ettore Scola (Passione d’amore, 1981), se concentre sur trois personnages : le bel officier Giorgio, épris de sa maîtresse Clara mais objet de l’amour fou de Fosca, une femme laide et malade dont le harcèlement obsessionnel le conduira contre toute attente à une révélation exaltée. Sa structure – un acte unique rythmant ses ellipses temporelles par un échange épistolaire entre Giorgio et Clara puis Fosca – offre un grand mouvement continu, rhapsodique et flottant, où le chant émerge de la parole, où les voix présentes/absentes se croisent sans se répondre toujours, où les moments de crise se dissolvent dans des stases d’expectative. Nonobstant l’art musical de Sondheim, dont l’allusif sophistiqué le dispute à un analytisme parfois hypnotique, on avoue entrer avec peine dans cette Passion, peut-être trop exclusivement fermée sur elle-même. Elle tourne en tout cas résolument le dos à toutes les séductions, qu’elles soient du musical ou de l’opéra, leur préférant une sourde obstination. Une Passion à l’image de son héroïne, en somme...

A la tête de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, Andy Einhorn déploie la partition de Sondheim dans l’orchestration opulente de Jonathan Tunick – on aimerait parfois plus de clarté dans le tissu instrumental. Les quelques approximations dans la mise en place des chœurs seront sans doute réglées passé la première – l’ensemble du plateau vocal, avec moult petits rôles très bien tenus, est à saluer. Et les protagonistes sont au rendez-vous d’un équilibre rare entre chant et jeu. Bien que le rôle vocal de Fosca sollicite en vain son bas-médium ténu, Natalie Dessay négocie parfaitement l’incessant passage de registres dû au genre et conjugue un chant franc et une émotion sincère : la comédienne incarne une Fosca nouée de frustrations, avide d’amour – corps tendu vers l’inaccessible, voix qui se brise « comme un éclat de rire », silhouette d’abord vieillie et sans charme puis trouvant sa féminité à mesure que la mort s’approche. Ryan Silverman est lui aussi très exact et complexe dans le rôle de Giorgio, d’abord amant rayonnant de Clara – une juvénile Erica Spyres, blondeur vocale au charme lumineux – puis cible harassée de Fosca dont la quête dévorante le contamine finalement, leurs deux chemins de croix (deux Passions, aussi) se rejoignant in extremis. Le trio doit beaucoup à la direction d’acteurs à la fois lyrique et juste de Fanny Ardant, qui situe sa mise en scène au point de croisement du charnel et du mental : les décors abstraits de Guillaume Durrieu dessinent des espaces oniriques que les lumières d’Urs Schönebaum magnifient, créant ici le cauchemar, là la profondeur de champ d’une irréalité fuyante ; mais les costumes de Milena Canonero (quatre Oscar, rien que ça, pour Barry Lyndon, Chariots of Fire, Marie-Antoinette et The Grand Budapest Hotel…) ancrent les corps dans une Histoire à la fois somptueuse et corsetée qui, se souvenant du Risorgimento, nous renvoie aussi à un imaginaire cinématographique aussi romanesque que tragique – on songe au Guépard de Visconti et plus encore à son Senso d’après Boito (1883). La production révèle ainsi l’âcre parfum d’un ouvrage que l’on n’aime pas d’emblée… mais auquel on songe ensuite assidûment.

C.C.


OEP530_2.jpgPhotos : Théâtre du Châtelet / Marie-Noëlle Robert.