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Sarah Laulan, Kristina Bitenc et Lamia Beuque (les Premières Servantes).

À la sortie, une question affleurait (presque) toutes les lèvres : « Pourquoi un ouvrage de cette qualité reste-t-il à ce point méconnu ? » Plus qu’Ariane et Barbe-Bleue de Dukas, plus que Le Roi Arthus de Chausson ou qu’Œdipe d’Enesco, ces autres tentatives uniques dans la carrière de compositeurs qui, comme Fauré, ont porté très haut l’exigence artistique, Pénélope reste à l’écart des scènes lyriques.

Délicate d’intonation, la partition est pourtant impeccablement écrite pour les chanteurs à qui elle offre l’occasion de mettre en valeur leurs qualités de puissance et de retenue ; finement instrumentée, rehaussée d’alliages rares, elle les soutient sans les étouffer ; enfin, le respect de la prosodie permet à la sobre beauté du livret de René Fauchois de passer la rampe. L’imitation, à l’orchestre, du souffle qui manque aux prétendants quand ils échouent à bander l’arc, témoigne de l’aptitude de Fauré à mettre le grand public dans sa poche et il a donné, dans ses mélodies comme dans sa musique de chambre de jeunesse, assez d’exemples d’inspirations assez franches pour se graver dans l’oreille. Mais il n’a pas voulu écrire le grand duo d’amour entre Ulysse et Pénélope qui aurait mieux assuré le succès de l’ouvrage que l’ultime « Gloire à Zeus » choral qui tourne court. Massenet ou Puccini n’y auraient pas manqué. Certes… mais ça n’aurait plus été un opéra de Fauré. Debussy partageait avec son aîné les mêmes préventions à l’égard de la cuisine dont se nourrit l’opéra, mais il a conservé les effusions du duo de l’acte IV qui fait encore rougir certains de ses admirateurs, mais sans lequel Pelléas n’aurait pas fait carrière. Si la vocalité du reste de l’ouvrage est moins élégante que celle de Pénélope, elle est plus théâtrale et se laisse oublier tandis que Fauré livre des phrases toujours artistement ciselées à l’attention de l’auditoire qui n’en demande pas tant.

Après Penthesilea de Dusapin, son spectacle d’ouverture de la saison, l’Opéra du Rhin a donc poursuivi le pari d'une programmation exigeante – mais, en mettant tous les atouts de son côté, il a brillamment relevé le défi. Dès le choix des voix pleines et chaudes de Sarah Laulan, Kristina Bitenc et Lamia Beuque (Premières Servantes), l’écueil des coryphées dont l’insuffisance, au lever du rideau, gâte une représentation disparaît. Beaucoup plus exposés, les prétendants dominés par Edwin Crossley-Mercer (Eurymaque), Martial Defontaine (Antinoüs) et Arnaud Richard (Ctésippe) révèlent les mêmes qualités de présence vocale et de prononciation. Dans le rôle du vieux berger Eumée, Jean-Philippe Lafont apporte cette bonhomie rude et pathétique dont il a le secret ; Élodie Méchain, en Nourrice, lui offre un pendant émouvant. Anna Caterina Antonacci et Marc Laho, enfin, sont si justes d’engagement et de présence scénique, si intenses d’éloquence vocale que, même quand ils laissent paraître certaines limites, on entend la douleur, l’amour et la détermination de Pénélope, l’émotion, la fougue ou la colère d’Ulysse. De surcroît, on admire leur intelligence musicale : ils chantent toujours juste d’intonation et d’expression.

La réussite du spectacle doit beaucoup aussi à la mise en scène d’Olivier Py. La saison dernière, sur la même scène, il avait tenté de sauver le statisme d’Ariane et Barbe-Bleue avec des actions parallèles sans pertinence profonde. Cette fois, en revanche, tout fait sens, depuis le chien Argos qui vient reconnaître Ulysse occupé à grimer son visage pendant le prélude, jusqu’à l’apparition de la déesse Minerve ; le spectacle du père d’Ulysse agonisant sous perfusion ou du héros attaché à un mât pour ne pas céder au chant des sirènes dépasse l’anecdote. L’omniprésence d’un jeune athlète, qui pourrait être Télémaque alors qu’il incarne plus certainement l’image idéale que Pénélope a gardé de son mari, rend plus plausible la reconnaissance tardive d’Ulysse. Des scènes mimées de théâtre de papier et, surtout, les mystérieuses transformations du décor tournant conçu par Pierre-André Weitz entretiennent un mouvement toujours en phase avec la musique. Une direction d’acteurs juste et très encadrée contribue à la crédibilité des situations et des affrontements.

Enfin, sous la direction souple de Patrick Davin, le Chœur de l’Opéra national du Rhin et l’orchestre Symphonique de Mulhouse ont une part déterminante dans la réussite d’une production qui restera longtemps attachée à l’ouvrage dont ils ont si bien su dénouer les nœuds pour en dégager l’impalpable limpidité.

G.C.


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Anna Caterina Antonacci (Pénélope) et Marc Laho (Ulysse). Photos : Klara Beck.