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Thomas Johannes Mayer (Moïse) et John Graham-Hall (Aaron).

 

Depuis septembre l’Opéra de Paris vivait de reprises de productions, choisies parmi les mieux rodées : Madame Butterfly selon Bob Wilson, désormais culte ; Platée vue par Laurent Pelly, une réussite festive ; et le Don Giovanni de Haneke, tirant son magnétisme de sa contestation même. La véritable quoiqu’officieuse « ouverture de saison » – la première entièrement conçue par Stéphane Lissner – avait lieu hier soir (après une avant-première réservée aux moins de 28 ans le 17 octobre), avec une nouvelle production faisant figure d’emblème artistique et politique à la fois : Moses und Aron de Schoenberg. Ou comment « oser » (le mot d’ordre du programme Lissner) le dodécaphonisme, mettre au premier rang le théâtre (prévue pour Patrice Chéreau, la production est revenue à Romeo Castellucci, premier des nouveaux noms convoqués par Lissner pour 2015-2016 avant Katie Mitchell, Alvis Hermanis, Stefan Herheim ou Calixto Bieito), exalter les troupes maison (le Chœur de l’Opéra, travaillant depuis un an l’ardue partition de Schoenberg, vit ici une heure de gloire bien méritée) et, au passage, s’inscrire stratégiquement dans l’actualité – voire opportunément, la programmation de cet ouvrage, dont le sujet (la question de la représentation de Dieu) semble aujourd’hui réactivé pour le pire, ayant été pensée bien avant cette tragique année 2015.

Saluons d’emblée l’exceptionnel aboutissement musical que représente cette production. Sous la direction aussi précise qu’engagée de Philippe Jordan, l’Orchestre de l’Opéra fait sonner Schoenberg avec lumière et puissance : couleurs, transparences, textures sont d’une infinie variété et d’un feu intérieur qui font écho à l’expressionnisme puissant de la peinture de Schoenberg et retourneraient tout auditeur a priori réticent au dodécaphonisme. Lequel apparaît ici, comme le dit justement Philippe Jordan dans le programme de salle, comme « un moyen, non un but » – en l’occurrence, le vecteur d’une fresque réflexive et sensible à l’incroyable densité vibrante, même si les Danses de l’acte II auraient pu déchaîner plus de sauvagerie. Omniprésent en scène, le Chœur de l’Opéra fait preuve d’une assimilation triomphante de la partition de Schoenberg, où l’exploit mnémotechnique n’est pas en reste : les polyphonies complexes sonnent avec précision, le texte est proféré selon des modes d’émission subtilement variés, du feulement au chant en passant par le murmure houleux, le Sprechgesang ou la clameur violente, le rythme dramatique est intensément maîtrisé. Chapeau bas – ainsi qu’à José Luis Basso et Alessandro Di Stefano qui l’ont préparé. De même pour le plateau de (nombreux) solistes où l’on distinguera l’ensemble à l’intense netteté du Buisson ardent, l’Aron aux efforts paniques de John Graham-Hall dont le ténor clair (malgré un vibrato tendu et pesant) joue de nuances extrêmes, et le Moïse habité de Thomas Johannes Mayer : son Sprechgesang module toutes les réflexions d’un personnage dont la stature croît avec l’isolement et l’abîme intérieur. Ses dernières paroles (« O wort, du Wort, das mir fehlt ! » : Ô verbe, verbe qui me manques !) signent la fin de l’acte II et l’inachèvement de l’opéra – dont l’acte III, écrit mais jamais composé par Schoenberg, demeure métaphore de l’impuissance. Elles sont ici proférées en une lente déploration qu’un unisson de cordes étire encore, silence du mot relayé par celui de la musique et que les applaudissements hésitent à déchirer.

Ce verbe qui manque à Moïse (traduit par son Sprechgesang) pour transmettre le message divin, ce talent que possède Aron (via sa vocalité de ténor), porte-parole de son frère auprès du peuple juif, se heurtent tous deux à une autre aporie : le Verbe seul suffit-il à imposer sa vérité ? L’homme n’a-t-il pas besoin d’idole pour concrétiser sa foi ? Schoenberg pose la question de la représentation et Romeo Castellucci la saisit avec ferveur – d’autant qu’avec les arts visuels le théâtre est l’autre lieu crucial de cette interrogation. Le propos scénographique de Castellucci (qui signe mise en scène, costumes et lumières) fait écho à cette interrogation, et a l’intelligence d’en amplifier les questionnements métaphysiques sans y apporter de réponse – qui serait forcément réductrice et autoritaire. Ici la beauté pure de certaines images s’oriente vers la poésie (le voile blanc nimbant le plateau d’une irréalité onirique), là une épiphanie concrète conserve tout son hermétisme (le bâton/serpent/satellite/nucléaire, certes kubrickien mais incitant à trop d’exégèses irrésolues – quoique stimulantes), quand ailleurs un symbole unique sert de clé de lecture multiple (une encre noire figure à la fois la contamination lépreuse, le sang sacrificiel et la souillure idolâtre, mais aussi une quasi-calligraphie païenne). Castellucci parie sur l’intelligence sensible du spectateur, et le fait avec une compréhension intime du propos de Schoenberg qui force l’admiration : ce verbe qu’Aron transmet à son peuple en le matérialisant, c’est cette bande magnétique descendue du Ciel à Moïse au début de l’opéra, qui encombre bientôt Aron de ses longueurs noueuses puis, l’envahissant entièrement de ses rets, le transmue en idole païenne – pas loin de ressembler à… un Buisson ardent. Or là justement s’ouvre la béance absolue du questionnement de Moïse : où commence la représentation, la trahison du verbe par l’image ? les Tables de la loi elles-mêmes n’en sont-elles pas le début ? Et Castellucci de nous les révéler, inscrites au sol mais jusque-là indistinctes, et soudain visibles (sinon lisibles) grâce à l’encre noire répandue pendant le culte du Veau d’or… Etrange souvent, parfois opaque, ailleurs frappante d’évidence, sa mise en scène peut certes déboussoler mais certainement pas mériter les quelques huées qui, mêlées aux bravi, l’ont accueillie en ce soir de première.

Les hueurs l’ont-ils trouvé trop « contemporain », avec ce serpent-machine et ces quelques combinaisons antiradiations ? trop abscons, avec ces déplacements ritualisés où les corps sont peu à peu maculés d’un « or noir » à bidons répandu ? Auraient-ils préféré qu’il « respecte » à la lettre les didascalies ? Il ne nous paraît pas inutile alors d’en rappeler ici la teneur, en ce qui concerne le culte du Veau d’or et ses épisodes symphoniques et dansés : Danse des sacrificateurs (« Les sacrificateurs abattent alors le bétail, jettent des morceaux de viande à la foule qui se les arrache. Quelques-uns courent avec des morceaux de viande sanglante qu’ils mangent crus. »), Orgie de la destruction et du suicide (avec offrande sacrificielle de quatre vierges « nues » au Veau d’or : « Les Prêtres saisissent les vierges à la gorge et leur enfoncent leur couteau dans le cœur »), Orgie érotique (« Tout un cortège de personnages nus passe ainsi, avec forces cris et clameurs »), Orgie d’ivresse et de danse (« On s’asperge mutuellement de vin »). Sans viande crue (l’interprète du « Veau d’or », un splendide Charolais, en sortira indemne) mais avec force lie vineuse, Castellucci a su lire, discerner et interpréter le texte de l’œuvre autant que son esprit – une œuvre qui met au défi aussi bien la question de la représentation divine que celle… d’un livret d’opéra.

C.C.

Le prochain numéro de L’Avant-Scène Opéra, un second volume consacré à la question Opéra et mise en scène (n° 289, à paraître en novembre-décembre 2015 et dirigé par Timothée Picard), sera l’occasion de poursuivre les vifs débats sur le sujet. Nous renvoyons également le lecteur à notre n° 167 consacré à Moïse et Aaron, dont le livret fournit un exceptionnel cas d’étude sur la notion de « respect » souvent convoquée (voir ci-dessus).


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Julie Davies, Maren Favela, Valentina Kutzarova et Elena Suvorova (Quatre Vierges nues). Photos : Bernd Uhlig.