OEP493_1.jpgLevente Molnár (Marcello), Piotr Beczala (Rodolfo), Lianna Haroutounian (Mimì), Dionysos Sourbis (Schaunard) et Nahuel Di Pierro (Colline).

Plus de saison de fleurs…

« Si tu as eu la chance de vivre à Paris lorsque tu étais jeune, après, où que tu passes le reste de ta vie, elle t’accompagnera toujours. »

Ernest Hemingway, 1950.

41 ans, 26 reprises, 624 représentations, 2 captations vidéo : voici les chiffres de la plus ancienne production du Royal Opera House de Londres, la célébrissime Bohème de John Copley, qui a terminé sa carrière triomphale un soir d’été, saluée par la nostalgie d’une pluie fine et subtile. Dans le fabuleux programme de la soirée, riche en illustrations recueillies au cours de presque un demi-siècle, Sarah Lenton retrace l’histoire de la création et de la fortune d’une mise en scène qui avait fait ses débuts le 6 février 1974, avec Katia Ricciarelli, Plácido Domingo et Peter Glossop, sous la houlette de Silvio Varviso, et qui a accompagné les aventures bohémiennes de plusieurs générations d’interprètes : entre autres Kiri Te Kanawa et Ileana Cotrubas, Mirella Freni et Angela Gheorghiu, Luciano Pavarotti et José Carreras, Giacomo Aragall et Roberto Alagna, Ramón Vargas et Marcelo Álvarez. Une production historique non seulement pour sa longévité, mais surtout parce qu’elle remplaçait les décors et costumes originairement conçus sous le regard attentif de Puccini lui-même, lors de la création de l’œuvre en italien au Covent Garden, le 30 juin 1899 – quand Nellie Melba était Mimì… Pour cette raison, personne avant Copley n’avait osé modifier la conception d’ensemble – seul un dépoussiérage avait été essayé en 1948, lors de la première reprise après la Deuxième Guerre mondiale, par un tout jeune Peter Brook…

Pilier du théâtre anglais, John Copley a signé ici son chef-d’œuvre, animé par le désir de récréer lieux et atmosphères de la ville où il avait fait ses études : voilà pourquoi cette production aujourd’hui encore frôle la perfection, tout d’abord grâce aux décors et costumes de Julia Trevelyan Oman (1930-2003), véritable étude de mœurs de la vie parisienne sous Louis-Philippe. Dès le premier tableau, par exemple, Marcello est en train de peindre une Traversée de la Mer Rouge inspirée par Delacroix ; le Café Momus, plus tard, retrouve un espace pour le jeu de billard, certes réservé aux hommes mais dans lequel accède Musetta pour provoquer Marcello et Alcindoro en même temps… Inutile de souligner que toute la nourriture est spécialement préparée par l’équipe du théâtre et savourée par les protagonistes ! Librement inspirés par les croquis de Paul Gavarni, les costumes évoluent dans un camaïeu de beiges et de bruns, du mordoré jusqu’à l’orange, avec un virage imprévu vers le tartan bleu et le rouge de la robe et du châle de Mimì, au troisième tableau, vibrantes tâches de couleurs dans la grisaille d’un matin de neige.

Dans le respect minutieux des prescriptions du livrets, le metteur en scène, pour sa part, intègre à l’action des trouvailles qui contribuent à éclairer et enrichir l’histoire : ainsi pour la mansarde charpentée, habitée par les quatre bohémiens, où l’on retrouve – peut-être pour la première fois – non seulement les lits pour tous les garçons, mais aussi le piano de Schaunard et une table de travail pour Rodolfo ; ou pour le petit Puffin, un magnifique exemplaire de spitz allemand blanc que Musetta exhibe au Café Momus, avant de le laisser – avec l’addition à régler ! – à son prétendant. A la barrière d’Enfer, le sergent est longtemps attendu, au tout début, parce qu’il s’était isolé pour un rendez-vous amoureux sur une misérable charrette ; avant que l’on retrouve l’atelier des artistes, où Marcello a repris son activité de peintre en compagnie d’une modèle, nue et mollement détendue sur son lit… Copley croise et superpose les histoires d’amour avec un sens du théâtre, un naturel et une recherche de détails que tous les personnages partagent et valorisent de façon très efficace.

Mais cette Bohème ne vaut pas le détour uniquement pour sa mise en scène. Toute la partie musicale a été scrupuleusement assemblée, avec deux belles surprises. Tout d’abord la direction musicale d’Alexandre Joel. Le chef britannique propose une lecture passionnante et passionnée de l’œuvre, marquée par une urgence expressive, un élan à même de transmettre l’ardeur, la fièvre juvénile d’une saison passagère mais intense et poétique. Admirablement secondés, les chanteurs profitent d’un accompagnement d’un grand raffinement, qui sait les rubato et les points d’orgue mais sans jamais perdre de vue l’équilibre de l’ensemble. Le deuxième tableau – avec la participation des Chœurs de la maison, soigneusement préparés par Renato Balsadonna, et du Tiffin Children’s Chorus placé sous la direction de Sian Cadogan – est fluide, animé par une pulsation vitale qui culmine dans le quintette puis dans la valse de Musetta, véritable apogée mélodique avant le dénouement de l’acte.

La deuxième surprise était sur la scène, où Lianna Haroutounian a triomphé en Mimì. D’origine arménienne, la chanteuse fait valoir une magnifique voix de soprano lyrique, d’un beau grain et, surtout, d’une incroyable intensité émotionnelle. Ainsi, sa sortita est chantée con semplicità, sans affectation, et con espressione intensa, une expressivité à fleur de peau que l’on retrouve tout au long du troisième tableau et, surtout, dans son dernier solo, « Sono andati ? Fingevo di dormire », magnifiquement bâti et soutenu sur le souffle. A ses côtés, Piotr Beczala, guest star de la soirée, se confirme comme l’une des voix les plus intéressantes de sa génération, mais un peu en retrait par rapport à la notoriété dont il jouit : question de souffle et d’articulation du phrasé, qui mériterait plus de souplesse et de naturel. Au dernier tableau, toutefois, il retrouve la juste qualité de son et d’abandon nostalgique, indispensables pour l’a due avec Marcello : avant la conclusion tragique, poignante mais retenue.

La « breve gioventù », la jeunesse qui s’écoule trop rapidement semble animer l’ensemble d’une distribution judicieusement assemblée. Le deuxième couple est formé par Levente Molnár, Marcello à la belle projection, et Ekaterina Bakanova, déjà mûre pour des rôles plus importants mais qui est ici une Musetta piquante à souhait ; et le groupe des bohémiens est complété par l’excellent Colline de Nahuel Di Pierro et le Schaunard de Dionysios Sourbis, capable de mettre en valeur toute l’ironie de son monologue. Une mention spéciale au Benoît de Jeremy White, véritable spécialiste de ce petit rôle, qui dresse un personnage inoubliable, avide et corrompu, à mi-chemin entre le Fagin de Dickens et le Jonathan Peachum de Brecht et Weill.

John Copley s’est présenté au rideau final au terme de chaque soirée de cette dernière et fortunée série de représentations, et le public l’a accueilli avec un véritable, émouvant triomphe : un peu triste de savoir qu’il n’y aura plus de « stagion dei fior », mais reconnaissant pour cette Bohème où « nous étions très pauvres mais très heureux », dans ce Paris qui – comme Hemingway le préconisait – n’aura jamais fin. Une nouvelle production de l’œuvre inaugurera la saison 2017-18 du Royal Opera House de Londres.

G.M.

A lire : notre édition de La Bohème, L’Avant-Scène Opéra n° 20 (mise à jour en 2014)


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Ekaterina Bakanova (Musetta), Levente Molnár (Marcello),
Piotr Beczala (Rodolfo) et Lianna Haroutounian (Mimì).
Photos : ROH / Bill Cooper.