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Gerald Finley (Guillaume Tell) et le Chœur du ROH Covent Garden.

 

Rêves d’enfant ?

Racines. Le théâtre est fantaisie, floraison imaginative, sons et images qui éclosent en liberté. Mais il y a des fois où ce n’est pas la sommité des branches qui impressionne, plutôt ce qui est en bas, presque enseveli sous la terre, à l’origine du monde : comme la cosmogonie qui résonne dans les premières mesures du Ring ; comme le solo de violoncelle, au début de l’Ouverture de Guillaume Tell, qui est prière silencieuse, chuchotement étouffé, murmure sourd et plaintif avant qu’éclate la colère de la nature et des hommes. C’est à la découverte des racines musicales du dernier opéra de Gioachino Rossini que nous a conviés Antonio Pappano à la tête des forces du Royal Opera House de Londres, où il a repris sur scène un projet longuement mûri et déjà gravé au disque il y a quatre ans, après une première approche en version de concert. Guillaume Tell représente pour Pappano l’aboutissement de la longue carrière de Rossini dans le genre serio, vu l’ampleur des ensembles, des vastes architectures solidement charpentées et dont on saisit l’unité de conception : comme dans le cas du premier acte, plus d’une heure de musique orientée, finalisée vers un finale où les trois protagonistes sont absents, justement parce que ce rôle est partagé par la communauté entière, par un chœur aux mille âmes, par une pluralité de figures, chacune finement ciselée et en même temps parfaitement intégrée dans le groupe. D’un point de vue chronologique, Guillaume Tell n’inaugure certes pas la fortune du grand opéra français : mais il le fait par la force tellurique, l’urgence expressive du souffle panique, du vent de l’Histoire qui trouble et secoue les uns et les autres, posant les fondements d’une sensibilité nouvelle.

Mais Pappano semble vouloir aller encore plus loin. Car la modernité de l’écriture de Rossini fuit ici tout hédonisme vocal, toute jouissance du pur plaisir musical, pour laisser la place à une sobriété de moyens droit issue de l’École de Vienne de Mozart et de Beethoven, dont on perçoit un écho puissant dans les deux tempêtes qui encadrent l’œuvre ; mais surtout on saisit une idée dramaturgique unitaire, qui jaillit et se déploie pendant toute la durée du spectacle, véritable hymne à la souffrance d’un peuple victime de l’occupation des étrangers. Dès le premier solo de violoncelle, Pappano multiplie, profite incessamment des instants où solistes, chœurs et orchestre chantent pianissimo, dans le silence de la prière et dans la peur de la persécution : l’introduction à la romance de Mathilde, tout intériorisée de doutes et interrogations ; le frisson qui parcourt l’orchestre lorsqu’Arnold chante sa douleur après avoir appris la mort de son père ; l’émouvante éloquence de l’accompagnement de l’arioso de Tell, au troisième acte, lors des dernières recommandations d’un père à un fils. Et tout ceci pour que la rébellion éclate avec encore plus de vigueur, notamment dans les finales des actes pairs, saisissants d’intensité, jusqu’à valoriser des passages – comme les divertissements chorégraphiques – qui ne sont plus cantonnés à un plan purement décoratif mais préparent l’explosion de la violence et de la révolte.

Plus de chœurs, sous la houlette virulente de Renato Balsadonna, mais paysans et soldats, oppresseurs et oppressés, femmes et enfants, une masse uniforme et pourtant mouvante et émouvante, d’abord monochrome puis de plus en plus à la recherche de couleurs, de lumières, de tout un jeu de dynamiques qui évolue au cours de l’œuvre et laisse pantois, ébahi et profondément touché lors de la sublime progression conclusive. Mais surtout point de comprimari dans ce Guillaume Tell, mais une galerie de personnages qui incarnent forces opposées, sentiments contrastés, visions du monde inconciliables et irréductibles. Ainsi pour les femmes, Enkelejda Shkosa, spécialiste du rôle d’Edwige, mère toujours digne, racée, styliste accomplie ; et Sofia Fomina, Jemmy svelte et courageux, parfait pour son physique autant que pour la vivacité espiègle du jeune héritier du héros. Plus nuancée est la présence du trio des basses, où seul le Walter Furst d’Alexander Vinogradov est parfaitement à l’aise – surtout dans le vibrant trio du deuxième acte – avec les exigences vocales du conspirateur ; plus rugueux, le Melcthal d’Eric Halfvarson n’est pas dépourvu d’autorité mais avec un français anguleux ; tandis que Nicolas Courjal est un Gessler qui frappe par l’insolence de sa présence, beaucoup moins pour la sèche aspérité des moyens. Parmi les ténors, Michael Colvin est un Rodolphe assuré et d’une rare cruauté, ennemi du Leuthold haletant de Samuel Dale Johnson et du Ruedi encore trop jeune et incertain de Ji Hyun Kim.

D’autres racines germent lentement et sont à l’origine de deux démonstrations majeures. Gerald Finley est probablement aujourd’hui le meilleur Guillaume Tell possible, tant pour la beauté soyeuse du timbre que pour sa capacité d’exalter la noblesse du cantabile rossinien. Dominant de fond en comble les difficultés de ce rôle, le baryton canadien incarne un héros tourmenté, maîtrisant le parcours émotionnel – avant que vocal – qui le conduit à devenir le guide de son peuple. Ce Guillaume est père et ami, austère protecteur des mœurs de la patrie, généreux défenseur de valeurs ancestrales : à ce titre il guide et prononce avec véhémence et grandeur le serment des trois cantons ; dans ce but il protège Jemmy, assurant un legato magistral et une expressivité à fleur de peau à son arioso qui se brise puis se redresse pour s’éclore enfin, lyrique et apaisant, envoûtant, pur. Arnold est John Osborn, qui est en train de parcourir, en quelque sorte, le chemin lumineux d’un Gedda pour s’approprier le répertoire français du xixe siècle. Voix d’authentique contraltino, le ténor américain allie vaillance et souplesse avec une musicalité exquise, un goût de la variation démontré dès le premier duo avec Tell au premier acte. Mais c’est au cours du deuxième acte – du trio au finale – que cet Arnold devient mémorable, lorsque la douleur l’accable sans devenir jamais poignante, puis se colore de toutes les nuances de la nostalgie et du regret, soutenant et suivant les courbes d’une ligne mélodique qui devient défoulement libératoire, confession à mi-voix, recherche d’expiation. Qui arrivera lors de la grande scène du dernier acte : avec un « Asile héréditaire » tout en clair-obscur, viril mais en même temps suave et mollement enluminé ; puis une cabalette à la vaillance transcendantale, électrisante, véritable élan de foi, de colère et d’amour. Seul bémol de la distribution, la Mathilde de Malin Byström n’arrive jamais à convaincre, ni par son timbre génériue, corsé mais sans attrait, ni par la platitude de la colorature, approximative, terne et souvent tendue.

Racines à voir, presque à toucher sur la scène, une waste land entièrement recouverte de terre aride et stérile à la manière du Sacre du printemps selon Pina Bausch. Le Guillaume Tell mis en scène par Damiano Michieletto – à ses débuts au Royal Opera House, en compagnie de ses fidèles collaborateurs, Paolo Fantin, Carla Teti et Alessandro Carletti, auteurs des décors, des costumes et des lumières – commence juste après l’orage, sur un coin de la scène où un enfant, Jemmy, est en train de jouer avec un petit peloton de soldats en plastique, verts et jaunes. Puis il se met à feuilleter une bande dessinée de la série Illustrated Classics consacrée à Guillaume Tell : c’est à travers ses yeux, entre rêve et veille, que cette épopée est racontée au public. Mais d’autres histoires rapidement se superposent à cette lecture, d’autres relations l’enrichissent – et parfois risquent de l’alourdir. Tout d’abord parce que le rapport avec la terre, qui est mère et patrie, en illumine d’autres, ceux entre pères et fils : entre Melcthal et Arnold, qui se dérobe à ses responsabilités et a justement caché sous la terre une boîte avec lettres et photos de sa bien-aimée, qui appartient à la faction opposée ; mais aussi entre Guillaume Tell et Jemmy, le premier rétif à accepter son rôle de guide de ses confrères, le deuxième formé au tir à l’arc pour se soustraire aux vexations de ses camarades – au cours d’une séquence qui prend la place du pas de six des jeunes mariés. Melcthal assume ainsi la fonction du sage, presque d’un vieil augure capable d’ausculter, bénir, consacrer la terre et ses richesses. Voilà pourquoi, à la fin du premier acte, lors d’un véritable thriller, il devient l’objet de représailles rarement si cruelles : d’abord capturé, il est tué lorsqu’il se croit enfin remis en liberté. Le seul arbre qui était présent sur la scène, déraciné, reste abandonné dans un coin, laissant un vide abyssal, sidérant.

On le retrouvera, ce même tronc, grandi presque malgré lui, les branches tordues vers un ciel terne et blafard, les racines à vue, sinistre décor pour l’entraînement militaire des envahisseurs, abri protecteur pour les rescapés d’un régime totalitaire et sanguinaire. Car on n’est plus en Helvétie, mais dans un théâtre de guerre d’hier ou d’aujourd’hui, dans un non-lieu où l’on s’amuse à apprendre aux enfants à endosser des gilets pare-balles et à jouer avec les kalachnikovs ; où l’on sort le matin mais on ne sait pas si on rentrera chez soi le soir (et l’image d’Hedwige, assise à sa table dans l’attente de ses hommes, devient déchirante à la fin du troisième acte) ; où la femme est un objet à dégrader et violer pendant la fête. Le « Pas des soldats » (n° 16 de la partition) indique d’ailleurs que « Les soldats de Gessler se saisissent des femmes suisses et les obligent à danser avec eux. Le peuple suisse exprime par des gestes sa colère devant cet affront ». Michieletto force, certes, la situation, car une jeune fille est obligée à boire et à se saouler, puis à monter sur une table où, déshabillée, elle est abusée par les soldats ; mais c’est aussi l’instant qui pousse Guillaume Tell à réagir, le mobile qui lui impose de guider la révolte, une rébellion qu’il avait juré de diriger à ses confrères venus des autres villages du pays. De la terre, d’une patrie asservie, de l’absence de droits vient la prise de conscience, l’explosion de la colère, le désir de se soustraire aux commentaires susurrés à ses proches pour crier haut et fort la nécessité d’un ordre nouveau. Plus d’épopée liée à un passé lointain, plus de fresque historique, dans ce Guillaume Tell, mais une école de liberté et de démocratie, à la recherche des fondements de la vie en société. Ce n’est pas la génération de Tell et de Melcthal, d’ailleurs, qui guidera ce peuple vers un futur victorieux, mais leur progéniture, ces enfants qui, au début du dernier acte, sont lavés, purifiés, presque rebaptisés par leurs mères avant le dernier combat.

Lorsque Guillaume Tell aura libéré sa patrie, le gros tronc se soulèvera de façon presque miraculeuse. Dans la lumière de l’innocence un enfant avance vers l’avant-scène, un petit arbre vert à la main : planté dans la terre, il aura des racines fortes et grandira vigoureux. Accompagnée par des « accents religieux », la vie peut enfin recommencer sous un jour radieux.

G.M.

A lire : notre édition de Guillaume Tell, L’Avant-Scène Opéra n° 118.


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Gerald Finley (Guillaume Tell), Alexander Vinogradov (Walter Furst), John Osborn (Arnold) et Eric Halfvarson (Melcthal). Photos : ROH / Clive Barda.